HARKIS : Du désarmement à l'abandon
Algérie 1961-1962
Il ne faudrait pas voir dans ce titre une logique temporelle avec deux étapes qui se suivent avec d’abord le désarmement des supplétifs et ensuite leur abandon. Il s’agit plutôt d’une opération quasi simultanée, comprise dans une phase essentiellement politique et diplomatique, plus que militaire, qui débute dès février 1961 et qui se termine en octobre 1962. Nous sommes dans une série d’évènements qui sont en diachronie, qui vont ensemble. À la vérité, et dans ce cadre, deux termes seraient à préférer : « dégagement » et « liquidation ». Parce que ce sont deux termes que l’on retrouve dans les écrits de l’époque. L’armée ne fait pas que se désengager, mais dégage, et ensuite le politique décide de liquider l’affaire d’Algérie. C’est bien plus fort qu’un abandon. C’est ainsi que l’on se rend compte qu’il y a beaucoup moins de distorsions entre les discours et les actes qu’il n’y paraît et que dans la fureur de cette fin de guerre d’Algérie, les passions et les engagements l’emportent sur tout autre considération.
De la fin 1961, mais l’on pourrait commencer dès février-mars 1961, à la fin 1962, le thème de l’abandon reste prégnant et occulte des réalités aujourd’hui un peu mieux connues.
Un contexte particulier
D’abord, il y a tout un arsenal juridique qui accompagne cette fin de guerre d’Algérie. Il y a toute une situation politique, diplomatique et militaire dont il faut tenir compte. On doit alors se poser la question suivante : que savaient les politiques, les militaires, les civils en Algérie de la situation, des massacres ? On perçoit un certain désarroi, un flottement dans l’armée, chez les supplétifs bien évidemment, mais aussi chez tous les Français d’Algérie. On s’aperçoit aussi qu’il y a une volonté du gouvernement de ne pas rapatrier les supplétifs – je vous montrerai comment et pourquoi – et une volonté d’oubli. Une phrase pourrait résumer toute cette année : « ce n’est plus notre problème ». Cela résume laconiquement et dramatiquement l’attitude du gouvernement français concernant les supplétifs. Un document de mars 1961, que je tiens d’un rapport du commandement en chef des forces en Algérie, dit « les musulmans engagés à nos côtés, déjà soumis à de multiples pressions, voient avec une inquiétude croissante se dérouler le processus de négociation. Des signes de désarroi et de flottement se font jour dans les autodéfenses et chez les supplétifs ». Vous voyez bien que nous sommes dans une situation où, déjà les supplétifs se posent la question de leur avenir étant donné qu’ils se sont engagés du côté de la France. Et dans ce questionnement, je pourrais aussi ajouter une phrase résumant l’ensemble du désarmement : « on passe de la confiance des gradés envers leurs hommes à la politique du cadenas, on cadenasse les râteliers d’armes. » Et rapidement, en même temps parfois, on va passer de la politique du cadenas à celle du râtelier vide.
Il y avait un certain flottement dans l’armée, parce que souvent les lieutenants, voire de plus hauts gradés, avaient donné leur parole de ne pas abandonner leurs hommes. Si certains ont choisi d’honorer leur parole, d’autres ont préféré respecter la discipline. Certains autres ont essayé de concilier les deux, c'est-à-dire obéir tout en tentant de rapatrier leurs hommes et ceci parfois avec succès. Dès février 1961, on songe à dissoudre les harkas. Les lieutenants sont mis au courant. On commence déjà à faire un peu moins confiance aux hommes, les désertions se multipliant un peu partout. On se dit alors que cela va peut-être faire tache d’huile et qu’il faut donc éviter que des armes soient en circulation.
La liquidation progressive des formations supplétives
Tout un arsenal juridique prévoit déjà le futur des formations supplétives. Ainsi, à partir du 30 mars 1961, on a des décrets relatifs au service accompli dans les formations supplétives en Algérie, puis pour les personnels servant dans les harkas. L’armée multiplie à leur égard des propos rassurants, quant à leur reclassement, et au maintien de leur citoyenneté française après la guerre. Si cela calme un peu les désertions, les harkis ont désormais bien du mal à faire confiance. Ils savent que du côté du FLN, ils n’ont rien à attendre. En effet, très tôt, on sait que la majorité de ceux qui passent de l’autre côté, même en donnant des gages, sont liquidés.
Avec l’approche des accords d’Évian, la perspective de l’indépendance se dessine et les effectifs des harkis diminuent, passant de 63 000 en janvier 1961 à 42 000 en mars 1962. On a affaire, ici, à un licenciement des supplétifs dont les conditions sont fixées par décret au fur et à mesure. D’abord dissolution officielle des SAS en février 1962. Mais le politique continue toujours à informer l’armée que ses cadres doivent continuer à rassurer les supplétifs engagés à nos côtés. À la demande du commandement militaire formulé le 8 février 1962, Pierre Messmer, ministre des Armées, répond un mois plus tard : « après le référendum d’autodétermination, que l’on peut espérer intervenir après une période de quelques mois, commencera une période probatoire d’une durée de trois ans qui offrira aux Français d’Algérie comme aux musulmans attachés à la France un délai suffisant pour choisir le pays de leur installation définitive ainsi que leur nationalité ». C’est plutôt rassurant. La note se termine par : « il est hautement souhaitable que la majorité des Algériens décide de continuer à vivre dans leur pays natal ».
Dans le même temps, on rappelle que la démobilisation des harkas pourra se faire selon plusieurs principes. Par décret du 20 mars 1962, les conditions de démobilisation des harkis sont les suivantes : le choix est donné aux supplétifs
soit de s’engager dans l’armée régulière, à titre individuel avec déclassement, mais rien n’est prévu pour les familles ;
soit de revenir à la vie civile en touchant une prime de licenciement et de recasement, un mois et demi de solde par année de service ;
soit d’avoir une solution d’attente, c’est-à-dire s’engager pour 6 mois à titre civil en qualité d’agent contractuel des armées.
Très peu vont faire la demande de s’engager dans l’armée, environ 1 300 hommes, soit 7 000 personnes familles comprises. 80% d’entre eux vont choisir le retour à la vie civile. Certes le FLN montre des signes d’apaisement et dit accepter les ralliements, mais si l’on lit attentivement ce qu’il écrit, l’épuration est inévitable, ils seront jugés et les traîtres seront châtiés. On va même plus loin pour rassurer les supplétifs le 24 février 1962 dans le télégramme du délégué général Morin au préfet d’Algérie. On affirme que « la République française maintiendra la nationalité française à tous ceux qui, en Algérie, la possèdent actuellement et ne manifesteront pas la volonté de ne plus l’avoir ». Mais cela va évoluer très rapidement.
Arrivent les accords d’Évian et l’on se demande ce qui va se passer. En règle générale, on pense que le FLN a respecté les accords d’Évian, c’est ce qui est dit partout. Or, si on travaille sur les archives, on s’aperçoit qu’il n’en est rien. Dès le 19 mars au soir, le FLN commet des exactions contre les populations civiles européennes et contre les supplétifs, bien évidemment. Le Président de la République, le général de Gaulle, va alors se positionner d’une manière complètement différente par rapport à l’armée et par rapport à certains de ses ministres. S’il fait tout d’abord dire que les harkis peuvent être employés dans la force locale, il change de position dans une note manuscrite transmise à Pierre Messmer, le 5 février 1962. S’il dit oui pour la gendarmerie et ses auxiliaires, oui pour des appelés musulmans ou français, c’est un non pour tous les harkis. On a donc d’un côté le général de Gaulle qui a la volonté de liquider l’Algérie et, de l’autre, la volonté d’un gouvernement de rassurer les supplétifs et les populations européennes. Dans ce cadre-là, les premières exactions commencent et l’on s’aperçoit que les supplétifs sont totalement démunis face à ce double discours. Si on leur avait assuré qu’ils pourraient conserver la nationalité française, il n’en est rien. Dès juin 1962, le gouvernement déclare qu’à compter du 5 juillet toutes les cartes d’identités émises en Algérie seront nulles. Les Français d’Algérie, d’origine indigène, deviennent automatiquement Algériens à compter de cette date – ceux désirant rester Français devront faire une demande de réintégration devant un tribunal français. C’est prévu avant l’indépendance.
L’impossible rapatriement
Dans ce contexte, certains militaires vont concilier en même temps l’honneur et la discipline et vont essayer de rapatrier leurs harkas. Mais là aussi, très rapidement, on s’aperçoit que l’on n’en veut pas. De Gaulle n’en veut pas. Et ce n’est pas nouveau. En juin 1958, dans l’avion qui le ramène d’Algérie, il avait dit à un de ses conseillers : « vous n’allez pas me faire croire qu’un paysan kabyle est l’égal d’un paysan breton ». Cela veut tout dire de la volonté d’intégration. De Gaulle ne veut pas de supplétifs en France, il le dit à plusieurs reprises. Il est donc tout à fait logique que l’on interdise les rapatriements.
Le 12 mai 1962 alors que certains militaires arrivent à faire rapatrier des supplétifs en France, de manière plus ou moins clandestine, Pierre Messmer va interdire toute initiative individuelle : « à compter du 20 mai, seront refoulés en Algérie tous supplétifs arrivés en métropole sans autorisation de ma part ». Louis Joxe annonce dans le même temps le renvoi en Algérie des supplétifs débarqués en dehors du plan général de rapatriement, en demandant d’éviter de donner toute publicité à cette mesure. Seulement, le plan général de rapatriement n’existe pas. Il existe bien un plan de rapatriement à partir d’une liste d’à peu près 5 000 puis 7000 personnes qui étaient véritablement menacées directement par le FLN et l’ALN. Pierre Messmer va plus loin puisqu’il demande de rechercher les complices et les promoteurs de ces entreprises, tant dans l’armée que dans l’administration, et de faire prendre les sanctions appropriées.
Le deuxième point, c’est la grande peur de Joxe. Il considère que chaque pied-noir qui débarque est un factieux OAS. Sa crainte se mue en fantasme si l’on autorise les harkis à venir en France : « ce serait le véritable renforcement d’une armée OAS capable de commettre attentats et exécutions ». En conseil des ministres, le 24 mai 1962, il annonce donc « les harkis veulent partir en masse. Il faut combattre une infiltration qui, sous prétexte de bienfaisance, aurait pour effet de nous faire accueillir des éléments indésirables ». Mais les populations de supplétifs continuent à arriver pour fuir les massacres perpétrés par la FLN. Et cela, on le sait très bien. L’armée est au courant. Elle sait où cela se passe, les lieux d’internement, mais on s’interdit d’intervenir diplomatiquement après juillet 1962 auprès du gouvernement algérien. D’ailleurs, qui dirige l’Algérie alors ? On se ne sait pas à qui s’adresser… Et même après la prise de pouvoir par Ben Bella, rien n’y fera.
On a une situation assez paradoxale entre le côté juridique, le côté diplomatique et la vision du politique, qui au final décide de tout. Et cela, souvent, on l’oublie parce qu’on parle de « guerre » d’Algérie et l’on pense alors que ce sont les militaires qui sont derrière tout cela. Mais non, c’est le politique, au niveau du général de Gaulle, qui décide et personne d’autre. Ce dernier, en juillet 1962, déclare aussi au conseil des ministres, sur la question du rapatriement des harkis et des fonctionnaires musulmans : « on ne peut pas accepter de faire venir tous les musulmans qui viendraient à déclarer qu’ils ne s’entendront pas avec leur gouvernement. Le terme de rapatrié ne s’applique bien évidemment pas aux musulmans, ils ne retournent pas dans la terre de leurs pères. Dans leurs cas, il ne pourrait s’agir que de réfugiés ». Comme si les deux tiers des Européens d’Algérie, d’origine espagnole, italienne, maltaise, juive, etc. revenaient dans la terre de leurs ancêtres.
Conclusion
Pour terminer, laissons la conclusion à Nicolas Machiavel qui, en 1532, écrivait dans Le Prince[1] :
« Rien n’est plus vrai qu’il est glorieux à un prince de garder sa parole, de vivre dans l’intégrité et non dans l’astuce. Cependant, l’on a vu de nos jours que les princes qui se sont distingués le plus n’ont pas été scrupuleux sur cet article, et qu’à force de fourberies, ils ont tourné le cerveau des hommes, à tel point qu’ils ont enfin pris le dessus sur ceux qui se fiaient à leur loyauté. On ne verra nulle part qu’un prince nouveau ait désarmé ses sujets, mais si vous désarmez vos sujets, vous les offensez en leur marquant de la défiance à l’égard de leur fidélité ou de leur courage, ce qui ne manquera point de vous attirer de la haine »
Jean-Jacques JORDI
2013
Texte de l'intervention faite au Colloque : Les Harkis, des mémoires à l'histoire, organisé par la FMGACMT les 29 et 30 septembre 2013.
[1] Chapitres 18 et 20.
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