La position de la FM-GACMT face au "Rapport sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d'Algérie" rendu par M. Stora
Février 2021
M. Benjamin Stora est un historien reconnu du nationalisme algérien. Il est également par ses racines au centre des complexités humaines de la guerre d’Algérie. Cette double expertise l’a fait désigner par le Président de la République comme passeur entre deux entités distinctes et contradictoires, Mémoire et Histoire, ce qui est déjà une tâche considérable. Encore plus sur l’Algérie où tout démontre jusqu’à ce jour la pertinence du premier terme du principe posé par Pierre Nora, la mémoire divise, rien ne présageant l’émergence du second, l’histoire rassemble. Tentative pour relier les deux, le rapport Stora fait fi de cette difficulté en s’exonérant des formes classiques. Il n’est pas conçu comme une Somme universitaire encore moins comme un Pensum administratif. Point de cénacle supérieur ni de commission classique. Destiné au Président de la République, il lui a été remis dans un dialogue singulier.
L’ambition est d’ouvrir une voie de réconciliation. A cette fin disséquer la nature des mémoires, expliquer pourquoi elles sont dans cet état afin de trouver des liaisons vers le futur. Le rapport Stora n’est pas un document purement descriptif, un simple état des lieux même si son auteur se présente avec modestie comme un Petit Poucet égrainant des cailloux sur le chemin. Il s’intègre dans une manœuvre plus large destinée à traiter un sujet difficile : la relation franco-algérienne ayant échappé à un destin de couple sinon heureux du moins apaisé. Bientôt 60 ans après les Accords d’Evian qui ont inventé un paradoxe unique en son genre : un bien commun devenu introuvable dont les fruits remplissent les colonnes statistiques.
A quelques 16 mois de l’élection présidentielle le rapport Stora présente des préconisations, non des propositions, mêlant des gestes immédiats et des actions en devenir. Les gestes sont très symboliques. Il faut frapper l’opinion. Sauf exception remarquable celle du décret du 26 septembre 2003 avec inscription d’un avenant sur le souvenir et l’œuvre etc., ce sont des gestes spectaculaires d’initiative française à vocation algérienne. Des préconisations plus traditionnelles sont empruntées à une méthode franco-allemande sans le fond qui l’a accompagnée, l’émergence d’un vaste projet européen et touchent des secteurs couverts par des organismes existants mais somnolents. L’une d’entre elles la Commission « Alliance et Vérité » rappelle l’Afrique du Sud. Il manque un Mandela. Elle mérite cependant un examen positif.
Beaucoup de préconisations dépendent pour leur application d’une disposition algérienne qui reste à vérifier. Les gestes s’imposent dans l’urgence, d’autres préconisations sont renvoyées dans le temps long et l’univers virtuel. Du fait de ce déséquilibre le rapport est plus un document à usage interne qu’un message pressant envoyé à Alger. Dans l’état actuel des psychologies dominantes, l’entreprise est au milieu du gué. Les attaques inévitables dont elle sera l’objet des deux côtés de la Méditerranée indiqueront les fluctuations de la ligne de démarcation.
Dans le cœur du sujet, la première partie Mémoire–Histoire, le rapport dénote une familiarité avec le monde algérien et les oppositions françaises à la Guerre d’Algérie. Là sont les sources de son mécanisme mémoriel minutieusement décrit avec ses étapes, ses nuances, ses rebondissements. Une complexité considérable réduite à deux points de passage obligés. La guerre fondatrice, refondatrice plutôt, puis, à rebours et maintenant en clé de lecture principale, le jugement sans appel sur la colonisation. Le fond du rapport Stora tient en une idée avec laquelle il tente de ménager ce passage entre les deux perspectives mémoire / histoire, guerre d’indépendance / siècle colonial. L’idée est simple : la France a une dette envers l’Algérie. Une dette immense, philosophique, morale, matérielle, humaine. Peu de pays se remettraient d’un tel fardeau qui se conjugue au passé, au présent. Au futur même. Dette imprescriptible et inextinguible. On comprend pourquoi le rapport fait l’économie de la repentance. Economie annoncée haut et clair. Face à une dette d’une telle envergure elle n’est pas nécessaire. De plus la repentance est un chiffon rouge dont les origines sont controversées, algériennes, apparues dans les années 90, françaises, inventées par la droite nostalgique pour isoler, caricaturer l’Algérie et fermer le chemin de la réconciliation. Plutôt le deuxième terme de l’alternative selon le commentaire de l’auteur du rapport. Il restera à en convaincre les autorités algériennes. A ce stade le mot excuse prévaut dans leur langage officiel. Il n’a pas tout à fait la même signification que la repentance. En dernière analyse toutefois la sémantique compte moins que le calendrier. La France doit s’excuser d’abord.
De l’aveu même de M. Stora dans la partie asiatique de son rapport les excuses ne règlent rien. Il restera aussi à en convaincre les autorités algériennes. Apparemment les Asiatiques évitent les remises à niveau qui débouchent sur des déconvenues, toute la chronologie franco-algérienne depuis 1962, gèrent leur dignité avec dextérité et, pragmatiques, se concentrent sur des intérêts, des contrats et des contentieux. Les émotions existent mais ne constituent en aucune manière la trame des rapports entre Etats. Il y a encore chez nous un supplément d’âme.
Le rapport Stora fait l’économie de la repentance explicite. Il ne fait pas celle des souffrances. Ces souffrances sont au centre des mémoires tant la guerre d’Algérie a été cruelle. Elles n’en ont pas pour autant la même épaisseur selon que la violence est bonne ou mauvaise, justifiée ou aveugle. Le rapport peut balancer, marquer une vraie compassion, préparer des voies nouvelles pour le 5 juillet 1962 à Oran par exemple. La consistance historique relève d’une autre logique. Elle transparait dans une citation d’un jeune historien M. Alcaraz (p. 8). Plus spécifiquement elle ne prend pas en compte les minorités sacrifiées, considère encore plus avec la stigmatisation coloniale les Français d’Algérie et leurs descendants comme des criminels. Pendant longtemps aussi, elle a tenu les Harkis pour des collabos dont les descendants sont maintenant englobés dans un malaise plus général mais digne d’intérêt, celui de la troisième génération issue de l’immigration. Si la date du 25 septembre n’existait pas, il n’est pas sûr que le rapport Stora l’aurait inventée.
A chacun ses souffrances ou doit-on les honorer en commun ? C’est sur ce point précis que la notion de commémoration prend tout son sens. Est-elle un repli égoïste sur ses propres certitudes ou un partage dans une communauté de destin ? Il faudrait alors reconnaître une communauté de douleur qui a existé avec les deux guerres mondiales interrompue le 8 mai 1945 à Sétif et jamais vraiment rétablie. Compte tenu du déplacement de la perspective historique et de l’intensité actuelle du préalable mémoriel algérien on peut considérer comme un miracle, presque comme un mirage, la présence du Président Bouteflika à Verdun en 2000 et à bord du « Charles de Gaulle » en rade de Toulon en 2004. Pourtant des réalités existent déjà. Ce ne sont pas des mirages : un ambassadeur de France a tenu des propos forts sur Sétif. Les présidents français voyageant en Algérie ont tous rendu un hommage allant crescendo aux souffrances algériennes. Rien n’y fait. Pour les Algériens aussi la compassion ne fait pas l’histoire. L’hommage aux personnes ne suffit pas. Seule compte, reconstituée aux dépens de la France, la dignité de tout un peuple.
On peut donc se demander dans quel registre s’inscrit la date du 17 octobre 1961. Il ne s’agit pas de savoir si l’historien Brunet a plus raison que le militant Einaudi sur le décompte macabre d’une journée de violence et de répression contre une offensive du FLN à Paris dans le cadre d’une stratégie précise mais de comprendre pourquoi on retient un événement et des victimes algériennes spécifiques alors que nos cérémonies nationales, celle du 5 décembre en particulier, englobent des victimes françaises indifférenciées y compris celles du 26 mars à Alger. Pas toutes encore. Le 17 octobre est événement qui mérite plusieurs niveaux d’analyse l’amenant dans l’histoire de la guerre d’Algérie plus que dans la commémoration d’une mémoire qui n’est pas partagée.
Il reste donc à prouver que l’évocation des souffrances suffise à fonder une démarche de réconciliation. Ce n’est pas évident. Chaque génération veut passer un patrimoine intact avant de disparaître. En Algérie c’est un bloc construit contre la France, inscrit dans l’hymne national résistant à toutes les tensions politiques internes. En France c’est une faille. Le rapport Stora propose de combler la faille par la reconnaissance modulée de la légitimité du bloc. En fait cette faille court depuis longtemps dans la géologie nationale : le débat politique sur l’Algérie, sa colonisation a commencé en 1830. Il n’a jamais cessé. Il se heurte maintenant à un tabou. La nature même de la Ve République. Ses origines, l’Algérie et son dépassement, ses institutions, interdisent de franchir un seuil fatidique demandé avec insistance par l’Algérie, celui de la reddition de la France aujourd’hui couplée à la déconstruction des siècles passés.
Une préconisation retient l’attention : celle « d’un colloque international dédié au refus de la Guerre d’Algérie par certaines grandes personnalités ». Il y a déjà eu des colloques dans cette veine. Dans l’intitulé actuel la tonalité du colloque est acquise. Elle aurait plu à Pierre Boulez très opposé à la guerre d’Algérie. Les noms cités, véritables statues du Commandeur, sont impressionnants. Cependant dans le contexte de la préparation de l’échéance de 2022 une manifestation de cette envergure ne peut se résumer à une messe déjà dite. Ou alors il faut abandonner toute idée de réflexion ouverte. Une chose est de rappeler l’engagement de l’intellectuel en action morale et politique sur la Guerre d’Algérie, continuité d’un engagement légitime né avec l’Affaire Dreyfus, autre chose est de travailler pour une meilleure compréhension d’une séquence mémoire / histoire. Dans ce cas il faut élargir la portée du colloque. On sait depuis longtemps comment la France a fait la guerre d’Algérie y compris dans ses aspects les plus sombres. On ne sait pas encore bien ou alors on l’a oublié, pourquoi elle l’a faite, quelles ont été ses intentions pour une paix future. Après tout soldats et civils nombreux sont « Morts pour la France ». Le rapport Stora a du mal à le rappeler. Autant qu’une sépulture les disparus et leurs familles ont aussi besoin de lumière. Personne ne meurt pour rien quand la France s’engage. En est-il de même lorsqu’elle se désengage ? La question est posée depuis le 19 mars 1962. Enfin en cherchant aussi des enseignements dans les raisons pour lesquelles elle n’aurait pas dû faire cette guerre. Telles qu’exposées par un esprit comme Raymond Aron surgissent des lignes de réflexion dont la profondeur s’impose encore.
C’est assurément toute cette complexité qu’un colloque devrait regarder à l’orée de 2022 en y intégrant les hommes de bonne volonté qui ont été broyés par la guerre d’Algérie. Il y a tout un pan de la pensée libérale qui a sombré dans la tourmente. Il était porteur d’une réconciliation. Il englobe des victimes du FLN, des victimes de l’OAS, toutes symboles de l’incapacité d’un système politique à stopper la montée aux extrêmes. L’assassinat de Raymond Leyris, dit « cheikh Raymond », raconte une autre histoire. L’assassinat d’une personnalité comme celle d’Ali Boumendjel pendant la bataille d’Alger fait partie de cet aveuglement. Le souligner n’est pas une incongruité. Tout dépend de l’usage qui en est fait.
La Fondation pour la mémoire de la Guerre d’Algérie, des combats du Maroc et de Tunisie est prête à s’engager dans l’organisation d’une manifestation de cette nature. Sans s’en exagérer la portée à l’heure des réseaux sociaux véritable forum des générations qui sont devenues l’enjeu principal de la bataille mémorielle. Mais elle serait dans le rôle qui lui a été fixé par la loi du 23 février 2005 et qu’elle a tenu avec une objectivité qui n’apparait pas dans le paragraphe rudimentaire que lui consacre le rapport Stora. Ce n’est pas faute de contacts avec son auteur. C’est plutôt la conséquence d’un biais général, celui de sa nature mémorielle décriée par des historiens, pas tous et non des moindres puisque le regretté Daniel Lefeuvre fut le premier président de son conseil scientifique. Surtout la conséquence d’une analyse particulière, celle du moment de sa naissance considéré par M. Stora comme un moment de cassure avec l’Algérie. Tout simplement parce que ce moment remettait en évidence une lecture plus équilibrée de la séquence historique et du poids des mémoires. A preuve la suppression de l’article 4 du projet de loi mémorielle. La Fondation est une création du Président Chirac, acclamé au Parlement algérien, que l’on ne peut soupçonner d’hostilité à l’encontre de l’Algérie. Bien au contraire. Elle travaille sur cet héritage. Sa mise en œuvre concrète par le Président Sarkozy était un signe de continuité. Elle est donc installée avec une mission de clarté et d’équilibre, vue comme telle par les gouvernements qui se sont succédé, aux antipodes d’une vision partisane qui lui aurait interdit de réagir avec mesure sur l’hommage rendu à M. Audin et avec une sérénité positive à la remise des crânes des combattants algériens de la Conquête.
Elle avait en tout cas de l’avance sur le rapport Stora puisque son second colloque a été consacré à la figure historique d’Abd el-Kader dont toutes les facettes ont été décrites par les spécialistes algériens venus nombreux. Si l’on devait s’étonner du soutien que la Fondation apportera au projet de stèle à Amboise – inséparable d’un rappel de Napoléon III – c’est que l’on n’aurait pas pris la peine de regarder son bilan et la liste des auteurs et conférenciers de tous horizons qu’elle a soutenus. On peut même élargir un nouvel hommage à l’Emir de Tagdemt en rappelant ses enseignements sur l’Islam dans une longue séquence qui va de la guerre sainte contre la France à sa vision mystique et protectrice. Abd el-Kader est toujours d’actualité. Le sort définitif de son épée relève donc d’une autre logique, celle de l’esprit qui caractérisera la relation franco-algérienne. En tout cas dépasser le stade du réflexe, engager celui de la réflexion. Pour le Panthéon lieu emblématique du récit républicain cette précaution est d’autant plus nécessaire qu’aucune personnalité n’y a été admise au titre de la nébuleuse algérienne et de cette période de l’histoire de France. Germaine Tillion y est pour d’autres raisons. Le premier choix sera décisif. Malgré ses mérites personnels, ses engagements féministes, il est encore trop tôt pour Gisèle Halimi, pas trop tard pour Jules Roy, grand écrivain, homme d’action et de combats pour la France, capable d’amour et de lucidité pour sa terre natale l’Algérie. Pour ouvrir une voie un précurseur s’impose. D’autres suivront. Depuis la colline de Vezelay le chemin n’est pas trop long.
Il faut s’arrêter sur la date du 19 mars. Avec celle du 5 décembre elle constitue la deuxième date de commémoration officielle française. Elle a force de loi. En 2022 elle aura un impact considérable puisqu’elle va raviver autant de blessures que de satisfactions. Elle souffre néanmoins d’une ambiguïté fondamentale. Ce jour-là on ne peut célébrer les Accords d’Evian signés le 18, ratifiés par referendum le 8 avril. Le 19 mars rappelle un cessez le feu qui n’en est pas un ce qui est quand même particulier. En admettant même ce qu’elle est, c'est-à-dire la fin des opérations militaires, le soulagement du contingent, la fin du fardeau français, il resterait quand même à comprendre pourquoi la principale organisation d’anciens combattants de l’Algérie y est opposée. En fait cette date est la quintessence de toutes les contradictions de la faille mémorielle française. Il est prévisible que ces dates spécifiques,
5 décembre et 19 mars s’effaceront peu à peu. Il n’est donc pas inconvenant d’envisager une réflexion ramenant vers le 11 novembre, matrice de la mémoire française contemporaine, différents éléments du souvenir français. Ceci permettrait de dégager l’horizon pour l’organisation du futur.
Pour cette organisation quelques questions restent en suspens. Celle des Archives concerne en premier archivistes, historiens et juristes. Des solutions pratiques existent au-delà de la querelle de souveraineté. Celle des essais nucléaires français est plus sérieuse car elle met en jeu des principes d’une tout autre ampleur et des comportements qui ont varié en Algérie comme en France entre 1962 et aujourd’hui. On est au cœur du domaine régalien. Celle enfin de la conduite diplomatique en particulier le niveau de découplage entre la tension mémorielle et la gestion des intérêts de toute nature que la France peut avoir avec l’Algérie comme avec ses autres partenaires du Maghreb.
La Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie, des combats du Maroc et de Tunisie, attachée à la qualité d’une longue relation avec le Maghreb, plaide pour un futur maîtrisé, respectueux des souverainetés, permettant la construction d’un ensemble d’échanges et de paix./.
La Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie, des combats du Maroc et de Tunisie (FM-GACMT) 10/02/2021
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