HARKIS : Lieutenant de harkis. Confiance, et implications.
Pour avoir servi en Algérie en unités de spahis et de harkis, j’apporte mon témoignage sur ce qu’ils étaient eux-mêmes, et plus précisément sur ce qu’étaient ces harkis. Ils parlaient peu, ne s’exprimant qu’en arabe, il fallait donc apprendre leur langue, et ne pas hésiter à rester à leurs côtés le soir, au retour les opérations. Rester proches d’eux, c’est ce que j’ai fait depuis cinquante ans, et c’est cette expérience humaine qui me conduit à m’exprimer aujourd’hui, peut-être plus en témoin qu’en historien. Mais bien entendu, je n’ai pas pour autant négligé d’explorer les archives.
Pendant la guerre, pourquoi les raisons des harkis de combattre à nos côtés n’ont-elles pas évolué ?
On a déjà évoqué les raisons de l’engagement des harkis : fidélité au drapeau, protection familiale, solde etc. Mais la guerre a duré sept ans… Souvenons nous, à l’époque, on a souvent reproché aux Algériens leur attentisme. Tout en restant réservé sinon naturellement silencieux, le peuple algérien n’était pas forcément insensible aux revendications de justice et de dignité des combattants du FLN. Et ceci malgré les violences que l’on sait. La population n’était pas indifférente non plus aux effets de cette guerre. Certains n’étaient pas négatifs, création d’écoles dans le bled, interventions de médecins militaires, mais quand même ! Les regroupements forcés, les destructions de villages ou les vexations de certains contrôles n’allaient pas sans susciter un certain ressentiment chez ces hommes épris de justice et de fierté. Une certaine prise de conscience identitaire, se faisait lentement aussi jour.
Issus directement du peuple des campagnes, comment les harkis et les leurs n’auraient-ils pas évolué eux aussi devant les effets de la guerre ? Ils ne sont pas toujours restés ces goumiers, auxiliaires fidèles du début, soucieux d’ordre et de poursuites des bandits. Ils se posèrent peu à peu les mêmes questions que leurs proches. Que serons nous demain ? Ainsi, en réalité, l’engagement des harkis n’aura pas toujours été aussi évident qu’on le pense.
Par ailleurs et pendant toute la guerre, si l’on rencontrera toujours des jardiniers ou des gardiens recrutés comme « harkis », les harkis, pour le principal, seront de plus en plus recrutés et répartis en groupes auprès des compagnies de combat dans les postes. Ce ne seront pas tous des harkis de commandos de chasse, assurément, mais ce ne seront plus, en revanche, des goumiers de 1955.
Par la suite, et c’est ce sur quoi je veux insister, il y aura 1958, et l’arrivée du général De Gaulle. Le poids de son prestige et le retour de l’Autorité. La France aura désormais un chef. Les harkis aussi. Et la libre autodétermination de la population qu’il va bientôt prescrire, garantie bien sûr par la présence de l’armée, va concilier pour eux justice et fidélité. Sans doute n’est ce plus l’Algérie française, mais c’est un objectif réaliste et qui, chez bon nombre de harkis, ne soulève pas de réelle inquiétude. La force de la France est d’ailleurs en marche, et les unités de l’ALN sont peu à peu réduites. En 1959, à Géryville, quand le recteur de la mosquée est assassiné, ce sont des familles entières qui s’engagent aussitôt et viennent rejoindre l’armée et les harkas locales. En 1960, on observe aussi de nombreux ralliements. Des chefs de l’ALN s’interrogent. C’est le temps de l’affaire Si Salah. Grâce aux officiers des SAS, de nombreuses communes se créent dans le bled. Des maires entourés de conseillers courageux prennent en main l’avenir. Refus de la terreur, certes, mais aussi autodétermination. Les harkis n’ont alors jamais été si nombreux.
On sait que cet espoir général ne durera pas longtemps. Dès 1961, malheureusement, l’inquiétude reviendra. Et chez les harkis surtout. J’en parlerai plus loin.
Mais quelle confiance avait-on en ces harkis ?
Aujourd’hui, en consultant les archives, on mesure assez bien le climat de défiance qui existait dans l’administration, et dans certains bureaux. Les notes de mises en garde abondent, qui prescrivent par exemple de doubler toute sentinelle harkie par un soldat européen. Il a même été aussi prescrit d’enchaîner la nuit, pendant les opérations, les armes des harkis ! Par ailleurs encore, lors de la mise en défense des postes dans le bled, il est vivement recommandé de disposer les barbelés nécessaires, non seulement vers l’extérieur du poste, pour se garantir des attaques possibles, mais aussi vers l’intérieur pour empêcher les harkis de déserter ! On pourrait trouver encore d’autres directives du même ordre !
En réalité, toutes ces prudentes mesures n’étaient ni possibles, ni souhaitables. Elles répondaient surtout à la crainte de perdre des armes. Sinon au souci d’avoir prévu le pire !
Considérons un instant ce qu’était une harka ordinaire. La directive d’origine, en 1956, prescrivait la formation d’une troupe de cent harkis dans chaque quartier dit de pacification, c'est-à-dire tenu par un régiment. Dans sa zone de responsabilité, chaque régiment implantait plusieurs postes que tenaient ses compagnies de combat. Chacune sera alors renforcée par une troupe de quinze à vingt harkis, soit l’effectif d’une petite section supplémentaire. Ces effectifs de harkis furent réalisés progressivement. La section harkie était commandée par un jeune officier, sous-lieutenant ou aspirant, secondé par un sous-officier confirmé. Mais cette petite troupe connaissait bien le terrain et la population, et tout en participant aux opérations de la compagnie, elle menait de fréquentes patrouilles autonomes et de sécurité, de jour comme de nuit. Deux ou trois soldats européens lui étant adjoints pour tenir la radio et assurer en particulier les liaisons avec l’aviation. On ne sait jamais. Telle était la situation moyenne des harkas en général, mais il existait bien sûr aussi de nombreux cas particuliers. En fait, on trouvait également des harkas plus importantes, parfois de 80 harkis au moins, et celle que j’ai commandée en Sud Oranais était de ce type.
Comment imaginer au sein d’une harka le doublement des sentinelles par des européens ? Où seulement les trouverait-on ? Et lors de ces patrouilles de nuit, qui n’étaient évidemment pas sans dangers, embuscades ou harcèlements, etc… en raison de la présence de l’adversaire, comment imaginer l’enchaînement des armes la nuit ? Quant aux désertions à partir des postes des compagnies, elles étaient évidemment beaucoup plus faciles et sans grands risques à l’occasion des sorties de nuit, par exemple. Ces directives traduisaient certes la crainte naturelle de perdre des armes, bien compréhensive dans ce type de guerre, mais aussi un scepticisme assez général, du moins au début, quant à la valeur des supplétifs.
Si ces mesures n’étaient pas possibles, elles n’étaient pas non plus souhaitables. La manifestation de la confiance réciproque était un élément fort et indispensable au bon fonctionnement de la harka. Toute expression de fraternité était précieuse pour l’efficacité du petit groupe dans ses combats fortuits, en particulier dès lors que n’avaient pas toujours été suffisamment exercées ensemble ces compétences éprouvées qui font la solidité d’une troupe régulière.
Incontestablement aussi, il existait souvent une entente naturelle entre chef et harkis, certes du fait des risques partagés dans les combats, mais aussi en raison de cet attachement traditionnel au chef, tel qu’on le rencontrait en Algérie, peut-être plus volontiers qu’ailleurs, et surtout si ce dernier était naturellement chanceux et ne craignait pas de marcher en tête. La confiance devait être forte au sein de la harka qui souvent seule, comme les autres sections d’ailleurs, partait en embuscade la nuit, et si quelques flottements quelques perplexités pouvaient incidemment venir à l’esprit de son chef, mieux valait souvent ne rien en manifester prématurément, tant l’expression de la confiance était vitale au sein du groupe, et tant parfois les marques d’attachement étaient plus réelles qu’il ne semblait. J’en ai fait moi-même l’expérience à plusieurs reprises.
Par ailleurs aussi, les archives nous livrent parfois des informations que l’on ne recueille pas sans plaisir. Ainsi en est-il de ce taux général de désertions de 0,4% chez les harkis en 1960, évoqué par ailleurs et inférieur au taux général dans les unités. Hors périodes de fort désarroi, les harkis n’ont pas déserté. Pas plus que les autres combattants.
Pour quelles raisons, et jusqu’où les harkis sont-ils ainsi restés fidèles, malgré leurs pressentiments ?
Avant tout, je crois qu’il faut rappeler les engagements, les promesses des plus hautes autorités dans leurs déclarations à l’époque. Elles constituaient la parole de la France et jouèrent incontestablement un rôle capital.
A la fin de 1960, lors du voyage du chef de l’Etat en Algérie, voyage qui sera d’ailleurs le dernier et qui déclenchera des manifestations violentes dans certaines grandes villes, une vive inquiétude s’est alors emparé des supplétifs en général et plus particulièrement des harkis. Le Général commandant en Chef en Algérie, le général Crépin, s’est alors adressé aux unités, jusqu'au niveau des compagnies, c'est-à-dire des harkas, en leur envoyant le message suivant :
« Les FSNA engagés dans la lutte armée contre la rébellion … s’interrogent avec anxiété sur leur avenir… Seule une action vigoureuse conduite par les cadres à tous les échelons fera disparaître de leur esprit l’idée que les événements actuels vont aboutir à de sanglantes représailles… Il faut être animé de la certitude que l’Armée restera en mesure de faire face à ses engagements, au-delà du référendum de l’Autodétermination, quelque en soit le résultat. L’Armée assurera par sa présence le retour à la vie normale de ceux qui combattent à ses côtés, et de leurs familles. Ceux-ci auront la possibilité de rester Français, et la France leur fera la place à laquelle leurs activités au service du pays leur donne plein droit. Sur ce point, d’ailleurs, la politique gouvernementale n’a jamais changé. » (Crépin. Alger, 5 janvier 1961 – N°35/EMI /3PH)
Evidemment ce message à tous aura été très important. Et il sera repris par les cadres dans les harkas. Mais dès les mois qui suivent, le général Crépin sera remplacé… Puis ce sera la révolte des généraux et l’ouverture des négociations avec le FLN.
Sans doute l’autorité du Général De Gaulle en sortira renforcée, mais de nombreux cadres seront alors déplacés, toute confiance va disparaître. Tout spécialement chez les harkis.
Le 30 mai, en annonçant la reprise des négociations et l’interruption des opérations offensives, le Ministre des Armées, Pierre Messmer, ajoute alors : « …Il est essentiel de rassurer ceux qui combattent et se sont engagés à nos côtés, de leur expliquer que c’est leur engagement qui a permis l’apaisement et que c’est leur nombre et leur force qui ont incité le FLN a accepter la négociation. Il faut déjouer la propagande rebelle qui les incite à la désertion, en affirmant que la rébellion a gagné, que la France les abandonne et qu’ils auront à rendre des comptes. Nous devons leur répéter la volonté de la France de n’abandonner aucun de ses enfants…» (P.MESSMER 30 Mai 1961 N°66/MA/CAB/INF/3.D)
Malgré tout dès le mois de juillet, la guerre reprend : attentats, embuscades et poursuites. Les harkas sont toujours engagées. Certes les combats nous sont souvent favorables, mais même réduit, l’adversaire continue de harceler et sa détermination est intacte. Il adresse des tracts aux harkis « L’heure de la victoire approche. Où irez-vous après…désertez, abattez vos officiers assassins ! »
Les harkas n’ignorent pas que certaines unités retournent déjà pour la France, et que dans le bled, les régiments commencent à se regrouper sur les grands axes. Des postes sont abandonnés. Des officiers sont relevés ou mutés. Les harkis observent la lassitude de la France et voient partir leurs anciens cadres…Demain sera FLN. Mais comme les autres supplétifs, ils sont attachés au respect de la parole donnée. Ils comprennent évidemment qu’ils vont être dans le camp des vaincus, mais ils restent fidèles. Ils pensent qu’au pire, ils pourront suivre l’armée dans son repli.
On approche ici du drame du désarmement final, et pour l’évoquer, j’ai choisi de relater simplement la fin d’une harka, la harka d’une soixantaine de combattants, qui, au sein du commando du secteur opérationnel de Géryville, était placée sous mes ordres.
La plupart des chefs de cette harka s’étaient ralliés en 1960. Principalement en raison de la décision du général De Gaulle de recourir à l’autodétermination. La lutte pour la dignité et la justice avait abouti. Mais les hostilités ne cessaient pas pour cela. Une grande cérémonie avait été organisée sur place, présidée par le Sous-préfet, les commandants du Secteur opérationnel et du régiment de « pacification », le 23ème Spahis.
Début 1962, toutes ces autorités avaient été peu à peu remplacées, et le dernier, le colonel des spahis, était venu fin février faire à tous ses adieux. Il repartait pour la France.
Le 4 mars suivant, le capitaine de la SAS voisine retirait, sur ordre de sa hiérarchie, leurs munitions à ses gardes moghaznis. C’était bien le début du désarmement.
« Voyez ce que nous font les Français ! » dirent les moghaznis en se précipitant chez les harkis. Ahmed ben Tifour, le chef des ralliés de 1960, rassembla ses proches : « Les Français nous abandonnent, nous serons tous tués, les lieutenants n’y pourront rien ! »
Le désarroi étant brusquement à son comble, ils s’organisent aussitôt pour déserter le soir en emportant les armes de leur poste de garde. Ils me laisseront le message suivant :
« Au lieutenant MEYER, de la part d’Ahmed, et au sous-lieutenant BERNARD. (mon adjoint) - Nous avons eu assez de vous suivre et de continuer à vous obéir, et nous avons vu et connu que l’ennemi, c’est vous. Vous avez trompé vos amis et nous avons vu que vous déménagez en laissant vos amis à vos places, c'est-à-dire dans quelques postes. Votre politique nous a trompés, vous nous laissez la peur. L’Algérie a son indépendance, nous n’avons rien à attendre. – Nous ne vous avons pas trompés en mangeant ensemble, et la harka et le commando se sont mis d’accord pour vous tuer tous deux, Meyer et Bernard, mais tout ça a échoué. Et on regrette en partant, mais celui qui restera ici sera tué par eux. Nous on ne trahit pas…mais celui que l’on rencontrera, nous l’affronterons tant que nous aurons des armes en nos mains…
Salutations respectueuses au lieutenant Meyer et au sous lieutenant Bernard. »
Ahmed et deux autres gradés ainsi que trois jeunes harkis porteurs des armes du poste de garde désertent le soir à la nuit tombée
Aussitôt, alerte générale. La harka remplace les déserteurs et reprend la garde. Dès le lendemain, le commando de Secteur et la harka prendront part à une opération prévue, mais 48 heures plus tard, la harka sera démobilisée et désarmée. En raison d’un engagement pris dès 1961, j’ai alors commencé de regrouper autour de moi les candidats au transfert en France.
Les déserteurs seront tous exécutés par l’ALN, à l’exception d’un sous-officier harki qui parviendra à s’enfuir. Dans les jours qui vont suivre, tous les hommes de cette harka ne seront pas mis à mort. Certains ne pourront malheureusement pas échapper à des exécutions aveugles et collectives. D’autres seront protégés par leurs chefs de village, et d’autres enfin l’ont été par des officiers de l’ALN que nous avions capturés dans les derniers combats.
Par le général François MEYER
2013
LES HARKIS, DES MÉMOIRES À L’HISTOIRE, 29 et 30 novembre 2013
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