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HARKIS : Silences et refoulements de l’histoire des harkis
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HARKIS : Silences et refoulements de l’histoire des harkis

Pourquoi a-t-on si peu parlé des harkis jusqu’à présent ? Je commencerai par rappeler que longtemps la guerre d’Algérie cacha son nom. D’abord derrière le terme pudique d’ « événements » puis derrière ceux d’« opérations de maintien de l’ordre ». Pourtant ce fut bien une guerre, civile et fratricide à bien des égards, qui se déroula pendant plus de six ans avec, comme toute guerre, ses héros, ses horreurs, son histoire officielle et ses silences. Et comme l’a souligné Marc Ferro, historien spécialiste des réécritures des histoires officielles, « toute histoire a ses silences, mais les silences de l’histoire sont tout aussi importants que l’histoire ». Et de fait, s’agissant des harkis, un triple silence enveloppa longtemps leur histoire : leur engagement, leur désarmement, leur arrivée en métropole. Mon propos se focalisera donc sur ce triple silence, sur ces dénis, sur ces oublis à la fois en Algérie et en France, et sur les silences des harkis eux-mêmes.

Le silence en Algérie

En Algérie, aujourd’hui encore, à ma connaissance, aucun livre universitaire n’a étudié sérieusement et de manière approfondie l’engagement des harkis ou leur sort après l’indépendance et ceci pour une raison très simple. En Algérie, l’histoire des harkis n’existe pas, parce que les harkis sont désignés par le FLN comme des traîtres, et qu’il n’y a donc pas de place pour l’analyse universitaire. Il n’y a qu’un regard idéologique du FLN. Parler des harkis remettrait en cause un certain nombre de dogmes, et il veut l’éviter à tout prix. J’en citerai quatre.

Le premier d’entre eux est que le peuple algérien se souleva et s’engagea spontanément et unanimement derrière le FLN, à l’image de sa belle devise « un seul héros, un peuple ». Or, en 1954-55, le FLN était peu, voire pas, connu. Le MNA de Messali Hadj ou l’Étoile nord-africaine de Ferhat Abbas l’étaient davantage. Mais si ces derniers étaient favorables à l’idée d’indépendance, ils n’adhérèrent pas spontanément, et c’est un euphémisme, à la voie choisie par le FLN, lorsque l’on sait les terribles règlements de compte entre le FLN et le MNA. Un euphémisme quand on pense que Ferhat Abbas a décidé de rejoindre le FLN après l’assassinat de son neveu. La population ne connaissait pas le FLN et n’a donc pas adhéré spontanément, unanimement comme un seul homme, comme voudrait le faire croire une certaine écriture de l’histoire. Il est clair, qu’au fur et à mesure, la population a découvert les motivations du combat qui s’engageait. Un certain nombre d’Algériens ont rejoint de plus en plus nombreux le FLN, mais l’engagement n’a pas été unanime ni spontané au début, ni massif. Cela a été fait par vague, en fonction aussi de la politique française à l’égard de l’Algérie. Il est clair que plus on sentait la victoire approcher, plus il y avait plus de candidats.

Le deuxième aspect gênant pour l’Algérie dans l’histoire des harkis – harkis au sens générique du terme, qui englobe à la fois les supplétifs, les francisés, les militaires de carrière, tous ceux qui au fond, pour une raison ou une autre, étaient menacés par le FLN – réside, justement, dans l’hétérogénéité de la population qui est englobée aujourd’hui derrière ce terme. Parce que si l’on commence à parler des harkis, il faut aussi montrer la diversité que recouvre ce terme. Il faut aussi parler des anciens militaires. Il y avait des familles où l’on était militaire de carrière, de génération en génération. Parler des harkis, c’est aussi parler des notables, des caïds, des bachagas, c’est parler de cette élite francisée et notamment de ceux qui étaient naturalisés. L’État algérien va même plus loin, il veut gommer toute la période 1830-1962, comme si la colonisation n’avait pas existé. Parler de l’histoire des harkis, c’est aussi rappeler que pendant plus d’un siècle il y a eu une coexistence entre Européens et indigènes, même si cette dernière n’a pas toujours été pacifique (il y a eu des révoltes, des répressions sanglantes…). Certes, la conquête n’a pas été menée par des enfants de chœur. On sait que le colonialisme par essence est un système violent et injuste. Mais il faut simplement se souvenir que des gens comme Jules Ferry ou Jean Jaurès soutenaient l’expansion colonialiste, estimant que la France avait une œuvre civilisatrice à mener. Si on veut analyser les faits, il ne faut pas les juger à partir d’aujourd’hui confortablement installés dans nos fauteuils mais se mettre aussi dans le contexte. Toujours est-il que pour l’Algérie, il ne faut pas parler de cette période, il n’y a pas eu de coexistence. Or il y en a eu, même s’il y a eu peu de mariages mixtes, même s’il y a eu peu de naturalisations, il y a eu des contacts et des apports mutuels entre indigènes et Européens. Cette population francisée n’était pas forcément contre l’idée d’indépendance, mais elle pensait que l’on pouvait y aller autrement, avec la France plutôt que contre elle. En restant avec l’armée française, elle n’avait pas le sentiment de trahir son peuple mais au contraire pensait servir de lien entre les deux communautés pour que les choses se passent le moins mal possible.

Une troisième contrevérité a trait aux raisons mêmes de l’engagement. Oui, certains pensaient que l’on pouvait arriver à l’indépendance autrement, parce qu’ils se sentaient français. Mais la raison première est qu’ils se sont engagés en réaction à la violence du FLN. La guerre d’Algérie est une guerre terroriste où la violence est la première arme des terroristes. On trouve très clairement dans les tracts du FLN qu’il ne peut pas y avoir d’hésitants. On trouve ces phrases terribles : « il ne suffit pas de tuer, il faut horrifier ». Face à cela, avec l’importance du sens de l’honneur et de la famille, il est bien évident que quand on assassine quelqu’un de votre famille, la question ne se pose même pas. Il est très important, je crois, de garder ce contexte de guerre subversive et de violence pour amener le peuple à soutenir bon gré mal gré le FLN. On pourrait en parler longuement. Je citerai seulement Mouloud Feraoun, assassiné par l’OAS en 1962, qui, à mon sens, a le mieux parlé de la guerre d’Algérie : « les suspects tombent au détour des chemins, à la descente des cars, à l’intérieur des cars, dans les villages, les marchés, les villes, ils tombent partout. En attendant qu’ils donnent la puissance aux fellagas, Dieu donne surtout la peur à tous les autres ».

Enfin, un dernier élément peut expliquer le silence algérien. Les massacres qui suivirent l’indépendance. Après le 19 mars 1962 et les accords d’Évian, le FLN a tenu un double langage. Il était dit, dans les grandes lignes, n’effrayons pas les Harkis, prêchons le pardon, on verra bien après. On a vu, hélas. Bien sûr des actions commises contre des supplétifs, mais pas seulement : contre des notables, contre des fonctionnaires qui n’avaient pas voulu démissionner de leur poste et leurs familles. Des exactions ont commencé dès l’après 19 mars, mais de façon assez limitée. Après l’indépendance, on décompte entre 10 000 et 150 000 victimes, selon les sources et les estimations. Mais peu nous importe, l’horreur des faits n’est pas proportionnelle au nombre de victimes. Les historiens sont aujourd’hui sur une fourchette comprise entre 40 000 et 70 000. Je crois que cela est suffisamment horrible sans qu’il n’ait besoin d’en rajouter. Ces massacres furent souvent commis par les « marsiens », en référence au 19 mars 1962. C'est-à-dire des gens qui au fond étaient assez prudents et qui, après le Cessez-le feu, volent au secours de la victoire, essaient de faire oublier leur attentisme jusque-là. On le sait hélas, ce n’est pas propre à la guerre d’Algérie. Il y a toujours plus de héros après la guerre qu’au début. Je ne reviendrai pas sur les horreurs de ces massacres, ils ont été abondamment décris. Mais je ne peux pas m’empêcher quand même de penser à Michel Foucault, qui dans Surveiller et punir, parle du supplice. Parce que les harkis n’ont pas été jugés, bien sûr, ni simplement exécutés. Ils ont réellement été suppliciés, c'est-à-dire ébouillantés, écartelés, découpés, obligés de déminer à mains nues, enterrés vivants… Je cite pour cela Michel Foucault : « le supplice, que l’on croyait d’un autre temps, doit être démesuré pour que, par sa démesure même, le public ne se pose la question de la culpabilité du supplicié ». Je crois que l’on est dans quelque chose de cet ordre-là.

Le silence de la France

Le silence de la France ensuite, parce que l’histoire de la communauté harkie gêne également la France. D’où une histoire longtemps refoulée, longtemps peu étudiée, même si il n’y a pas commune mesure avec ce qui a été fait en Algérie et les historiens en France n’ont pas l’interdiction de travailler sur ce sujet-là. Cette histoire gêne la France, parce qu’elle embarrasse son armée. Le dire ici, dans ce lieu symbolique des Invalides, prend évidemment une autre importance. Parce que les sous-officiers et les officiers, qui ont engagé des hommes, ont aussi engagé leur parole. Ils pensaient qu’ils pouvaient le faire parce qu’ils avaient reçu l’ordre du chef de l’État, en pensant que cette fois, on ne ferait pas le coup de l’Indochine. En Algérie aussi il fut demandé à l’armée de désarmer les harkis, par ruse parfois, ou par force et de ne pas les rapatrier. Quelques notes de préfets avaient pourtant prévenu : « il n’y a pas de garantie possible ; la seule garantie est de les évacuer ». Les harkis et les musulmans, pas au sens religieux mais au sens d’arabo-berbères, considérés comme profrançais par le FLN et donc menacés, représentaient avec leur famille plus d’un million de personnes. Le rapatriement de tous n’a jamais été envisagé, probablement parce que jamais souhaité.

Après il faut nous montrer un peu plus nuancés. Soyons justes, le rapatriement de ce million de personnes n’a pas été envisagé d’abord parce que le FLN prêchait le pardon et la réconciliation, et puis parce qu’objectivement très peu de harkis avaient le sentiment d’avoir quelque chose à se reprocher. Il avait été prévu de rapatrier environ 5% des harkis supplétifs, ceux qui pouvaient éventuellement craindre des représailles de la population. Mais les autres 95% avaient le sentiment d’avoir protégé leur famille et bien souvent d’avoir plutôt essayé de calmer le jeu entre les deux fronts. Ce qui est terrible dans cette histoire, c’est qu’on ne rapatrie pas des gens qui ont servi sous l’uniforme français, qui ont sauvé des vies françaises. Ce qui est intolérable, c’est que quand les exactions commencent, on n’accélère pas le rapatriement, au contraire ! C’est d’autant plus difficile à vivre pour les militaires de l’époque que ces massacres auraient pu être évités. L’armée française était présente jusqu’en juin 1964 et si elle était intervenue, elle aurait mis fin à ces massacres. Bien sûr Pierre Messmer nous dit qu’on n’a pas voulu intervenir pour ne pas recommencer la guerre. Mais le FLN n’était pas prêt à recommencer la guerre. Bien sûr le droit d’ingérence n’existait pas, ce droit cher à Bernard Kouchner, mais je crois, qu’à l’époque, il aurait fallu l’inventer et l’utiliser. J’en profite pour rendre hommage à la mémoire du capitaine Khelif, mort il y a dix ans. Parce qu’il y a eu des gens qui ont désobéi sciemment. Le capitaine Khelif était à Oran et a appris qu’on était en train de massacrer un certain nombre de pieds-noirs. La hiérarchie savait. Sa conscience lui a dit d’intervenir. Et à travers lui de citer tous ces officiers, et pour reprendre Denoix de Saint-Marc, « dans la vie, entre l’honneur et la discipline, il faut savoir choisir ».

Un autre point gêne l’État français ainsi que les gaullistes : la position prise par de Gaulle. Elle ternit évidemment l’image du grand libérateur de la France qu’a été le général. J’ai eu à écrire l’article « Harki » dans le dictionnaire de la guerre d’Algérie. Ma conclusion était qu’il ne faut rien enlever à ce qu’a pu être le général de Gaulle avant la guerre d’Algérie, ni probablement après. Dans cette période algérienne, il ne faut pas oublier qu’il est revenu au pouvoir grâce à l’affaire algérienne, qu’il avait promis qu’il garderait l’Algérie française. Qu’un homme politique change d’avis, cela peut arriver. Chacun peut évoluer au gré d’éléments nouveaux, ce n’est pas cela qui est critiquable. Ce qui l’est, c’est que quand on change d’avis, il faut en mesurer et en assumer les conséquences. Pourquoi le général de Gaulle a-t-il refusé de rapatrier les harkis ? Très honnêtement c’est encore un des rares points qui n’est pas très clair. On dit qu’il y avait trop de partisans de l’OAS, qu’il pensait qu’ils n’étaient pas capables de s’intégrer… Je pense que c’est une piste que les historiens doivent creuser. Je crois que pour le général de Gaulle, ce n’est pas du racisme là où on l’entend aujourd’hui, il y avait une trop grande différence culturelle entre les indigènes et les Français.

L’État français n’a pas non plus à se glorifier de l’accueil de ceux qui ont pu être rapatriés, soit dans le rapatriement officiel, soit par les officiers qui ont désobéi, notamment les chefs de SAS qui ont tout fait pour rapatrier leurs hommes. Leur accueil n’a pas été digne de la République, dans des camps de toiles à Rivesaltes ou Bourg-Lastic. Cette solution, si elle n’avait duré que quelques mois comme une période d’adaptation, n’était pas inutile, et même rassurante. Ce que l’on peut reprocher en revanche, c’est que la transition a trop duré. Et que quand vous enfermez les gens trop longtemps loin de tout, cela veut dire une scolarisation des enfants en vase clos et un échec scolaire programmé, puis une insertion professionnelle difficile. Du coup on a le sentiment que c’est la double peine : après avoir abandonné les parents en Algérie, on abandonne socialement les enfants en France.

Le silence des harkis eux-mêmes

Que les États français et algériens ne veuillent pas parler des harkis, après tout, pourquoi pas, on vient d’en voir les raisons. Mais pourquoi les français musulmans eux-mêmes, les enfants des anciens harkis n’en ont-ils pas parlé plus tôt ?

Les harkis sont paysans, ils n’ont pas forcément d’éducation, la culture pour s’exprimer. Et puis surtout, ils ont d’autres priorités : s’installer, apprendre la langue, s’occuper de la famille… Quant à l’élite francisée, les anciens militaires, les naturalisés, ils avaient le bagage culturel pour le faire. Certains ont fait de brillantes carrières dans l’armée, la haute fonction publique, mais je crois qu’eux aussi ont été pris par leur carrière, peut-être par l’envie d’oublier. Et ils ne se sentaient peut-être pas les mieux placés pour parler des harkis, parce que tout les en séparait. Il a fallu attendre que les enfants soient en capacité de le faire. Et quand ils ont été en âge de le faire, ils ont été pris dans un carcan idéologique. On les a enfermé dans un piège historique redoutable puisqu’on leur à donner de choisir entre traître à l’Algérie et fidèle patriote français. Quand on creuse bien, ce n’était aucunement l’un mais pas tout à fait l’autre. Ils ont eu du mal à s’en défaire.

Conclusion : La vérité est en marche

On devine bien que l’histoire des harkis embarrasse politiquement autant la gauche que la droite. Les gaullistes peuvent difficilement intervenir dans le débat sachant la responsabilité du général de Gaulle. Et la gauche ne pouvait pas entendre cette histoire pendant longtemps : ils avaient soutenu le FLN, comme une nécessité à l’évolution du Tiers-monde. Et certains ont encore du mal à admettre que l’opprimé soit si vite devenu oppresseur et que, même si l’Algérie s’appelle officiellement République démocratique populaire et socialiste, la démocratie est encore loin… Mais on peut être optimiste aujourd’hui, cinquante ans après. Les choses changent ici mais aussi en Algérie. Ici par ce que les archives s’ouvrent et qu’il y a une génération de nouveaux chercheurs qui continue. Petit à petit on va savoir plus de choses. En Algérie, j’ai un peu plus de doutes tant que le FLN sera au pouvoir. Mais je crois très honnêtement en conclusion, que cinquante ans après, il est enfin possible d’analyser les faits avec plus de raison que de passion. Il est enfin possible de passer de la mémoire blessée à une histoire apaisée, d’imaginer une sorte d’amnistie générale – mais une amnistie sans amnésie –, et donc de dépasser ces silences, d’aller au-delà de tout ce que l’on nous a caché ou déformé sur la guerre d’Algérie en général et les harkis en particulier. En conclusion de mon livre, je reprenais la phrase de Nietzche : « les vérités que l’on tait deviennent vénéneuses ». Il est temps d’arrêter d’empoisonner l’avenir des relations franco-algériennes, de rester vigilants, certes, face aux réécritures, mais de rester optimistes. La vérité est en marche et comme disait Zola, « quand la vérité est en marche, rien ne l’arrête ».

Par Mohand HAMOUMOU, 2013
Docteur en Sociologie, Professeur à Grenoble École de Management (intervention prononcée lors du colloque de la FMGACMT du 29 novembre 2013)

Nota : ce texte correspond à l’enregistrement de l’intervention orale

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