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ARMEE FRANÇAISE :  Les troupes supplétives et auxiliaires dans l’armée française
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ARMEE FRANÇAISE :  Les troupes supplétives et auxiliaires dans l’armée française

L’emploi de troupes irrégulières, étrangères ou non, est un phénomène à la fois ancien et complexe tant les cas de figure sont nombreux et différents. Le terme de supplétif, du verbe suppléer (compléter ou remplacer), ne répond lui-même pas à une définition très précise. Le dictionnaire Larousse en donne la suivante : « Se dit de militaires autochtones engagés temporairement en complément des troupes régulières. » Si l’on s’en tient strictement à cette définition, les francs-tireurs et les résistants doivent être classés dans la catégorie des troupes supplétives. En revanche, les troupes indigènes ou étrangères régulières ne peuvent pas y être admises, ni même les troupes irrégulières composées d’étrangers mais engagées en dehors de leur territoire d’origine. La définition donnée par le dictionnaire Robert est plus vague. Il ne définit supplétif que comme adjectif : « qui supplée, qui complète » et ne cite les troupes supplétives qu’en exemple en se référant aux harkis. Une autre définition nous est donnée par le dictionnaire publié chez Hachette (1991) : « Troupes supplétives, qui renforcent l’armée régulière. » Cette définition, beaucoup plus large que les précédentes, englobe dans les supplétifs toutes les unités irrégulières, y compris les troupes légères et les compagnies franches de l’Ancien régime.

Les textes réglementaires actuellement en usage dans les armées ne nous sont d’aucun secours car le terme de supplétif n’y figure pas et semble appartenir officiellement à un passé révolu. Pourtant de ce terme est apparu tardivement dans l’armée française : il ne commence à être employé qu’au début du XXe siècle lors des opérations lancées au Maroc. Auparavant le commandement employait officiellement celui de « troupes irrégulières » ou « auxiliaires indigènes ».

En fait, il semblerait que la solution la plus satisfaisante serait de définir les supplétifs comme des hommes armés que le commandement recrute localement lors d’expéditions menées en dehors de la métropole sous un statut exorbitant des lois sur le recrutement, ce qui permet d’échapper à leur rigidité.

Mais le recours aux supplétifs résulte-t-il d’un choix pour faciliter le déroulement des opérations ou n’est-ce pas plutôt une obligation indispensable au succès de toute opération extérieure ? Les supplétifs sont-ils utiles car, grâce à leur qualité propre, ils complètent efficacement l’action des unités régulières, ou ne sont-ils qu’un palliatif, dû au manque d’effectifs de ces dernières, auquel le commandement a recours par défaut ?

Tous les conquérants de grands empires de l’antiquité ont eu recours au service de supplétifs. Mais parfois la frontière entre les troupes supplétives et troupes mercenaires était floue. Par exemple, on trouvait parmi les numeri employés par les Romains, des archers arméniens ou parthes, ou encore des Germains. Il s’agissait en fait d’unités de cavalerie irrégulières qui n’appartenaient à aucune unité régulière. Ces cavaliers, provenant de pays conquis, conservaient leurs caractéristiques ethniques très marquées et combattaient avec leurs propres armes et leurs propres méthodes. Celles-ci étaient complémentaires de la tactique réglée des unités de ligne. Ces unités irrégulières permettaient donc aux légions romaines de combattre sur des terrains ou dans des conditions où elles ne pouvaient pas tirer profit de leur supériorité tactique.

Mais les troupes irrégulières composées de mercenaires étaient parfois tout aussi désemparées que les troupes régulières face à un environnement opérationnel nouveau pour elles. En outre, l’obtention de renseignements de manœuvre, par l’éclairage ou la reconnaissance, était souvent insuffisante. Il fallait donc dès cette époque impérativement disposer de l’aide d’auxiliaires locaux recrutés soit par contrainte, soit par appât du gain, soit par désir de vengeance ou d’émancipation du pouvoir en place localement en jouant sur les rivalités traditionnelles qui existaient entre les différentes communautés.

Le recrutement de supplétifs peut se faire soit de façon individuelle, soit de façon collective par tribus ou communautés ethniques ou religieuses.  

            Mais, si en cas de défaite ils sont généralement abandonnés au bon vouloir de l’adversaire, en cas de victoire, une fois la stabilité obtenue ou la pacification réalisée, ils posent un tout autre problème. Ils peuvent en effet s’avérer dangereux ce qui impose leur  neutralisation soit en les formant en unités régulières, soit en leur donnant des terres dont la défense resterait à leur charge. C’est dans cet esprit que les Romains organisèrent leurs confins militaires. Ce système, qui fut repris par Charlemagne et, bien plus tard, par les Habsbourg en Hongrie ou en Croatie, permettait de protéger les frontières en organisant militairement une population de conquête récente que l’on désirait contrôler voire assimiler.

Dans le cas d’une expansion coloniale outre-mer ce système est mis en place sur les confins de l’avancée de la conquête. Le rôle dévolu aux unités de soldats-paysans est non seulement de défendre la colonie contre les incursions des populations non soumises, mais également de convaincre ces dernières de se soumettre à l’administration coloniale qui leur apportera une existence meilleure. Cette politique dite « de la tâche d’huile » fut mise en application par les Français notamment en Algérie avec un dispositif reposant sur les smalas de spahis, unités de cavalerie régulières mais à l’organisation spéciale.  

Les modes d’action de la guerre irrégulière ne sont pas l’apanage des unités de supplétifs. En France, du Guesclin avait déjà eu recours à la guerre de partisans. Plus tard, en Italie, Charles VIII utilisa des stradiots, cavaliers originaires de l’Albanie vénitienne, pour mener ce type de guerre. Mais l’utilisation de troupes irrégulières, ou troupes légères ne se développa réellement dans l’armée française qu’avec la guerre de succession d’Autriche où les généraux français, notamment Maurice de Saxe, tirèrent les leçons des échecs subis en Bohême en 1742 face aux irréguliers de Marie-Thérèse.

 La guerre de partisans était à l’origine méprisée par les officiers de la ligne, mais face aux actions d’éclat que les unités irrégulières pouvaient accomplir, certains y virent bientôt l’occasion de se distinguer facilement. Ce phénomène fut par la suite toujours vrai car un chef de partisans doit créer et entretenir l’enthousiasme de ses combattants par son charisme et sa personnalité. Le lien personnel qui existe entre lui et ses hommes en font plus un chef de bande qu’un chef militaire dont l’autorité s’appuie essentiellement sur ce que Clausewitz appelait la « vertu guerrière » qui est le fait des armées régulières. Celle-ci ne peut s’acquérir que par la discipline et l’instruction collective. La bravoure individuelle ne suffit pas à la développer entièrement. L’esprit de corps en est l’émanation. Les partisans doivent donc suppléer à cette vertu guerrière par « la bravoure, l’endurance et l’enthousiasme ». Au contact, le partisan ne peut pas confier sa vie et le succès de la mission à ses camarades, car une bande de partisans n’a pas la vigueur collective d’une troupe régulière : il ne peut compter que sur lui-même. C’est pourquoi les partisans combattent mieux dans les terrains où ils peuvent s’embusquer et prendre des initiatives individuelles.

 L’un des soucis que doit avoir le commandement lorsqu’il utilise des unités de supplétifs ou d’auxiliaires est parfois d’en contrôler la violence. Outre-mer, les hommes recrutés sur place font la guerre selon leurs propres règles et parfois leurs propres intérêts. Montcalm fut souvent confronté à ce problème avec ses alliés indiens. En août 1757, il ne put empêcher le massacre de la garnison de Fort William-Henry après sa reddition. De même, le 31 juillet 1759, les soldats britanniques de Wolfe furent-ils massacrés après leur tentative de débarquement dans la région des chutes de Montmorency.  

Les supplétifs sont donc d’un emploi délicat. Ils sont même parfois méprisés par les officiers qui ont une conception classique de la guerre. Certains, comme le père jésuite Joseph-François Lafiteau, considéraient que la petite guerre que menaient les « sauvages » était « un véritable assassinat qui n’[avait] nulle apparence de justice. » Mais ce mal était considéré comme nécessaire comme le constata Montcalm qui, lors du siège de Québec en août 1759, nota dans son journal : « Si l’on pouvait disposer des sauvages et les faire agir avec prudence on détruirait l’armée anglaise. »

Lorsque des conflits entre puissances coloniales européennes éclatèrent, des supplétifs furent également recrutés pour la défense des territoires outre-mer et des intérêts compagnies commerciales européennes qui avaient été créées à partir du XVIe s. Apparues en France au siècle suivant, elles disposaient d’une charte royale qui leur déléguait certaines fonctions régaliennes, dont celle d’assurer la défense du territoire et « de traiter de la paix ou de la guerre dans les pays où s’étend son action ». Les compagnies recrutaient, administraient et commandaient les troupes comme elles l’entendaient. Elles furent donc amenées, souvent par soucis d’économie, soit à recruter sur place des milices, soit à s’allier à des chefs locaux ou à des tribus, dans le double but de se défendre et de commercer avec eux au détriment des compagnies d’autres pays européens. La recherche d’alliance dans les comptoirs et les colonies avait donc au début un but essentiellement commercial ou d’exploitation des ressources naturelles. La Compagnie de la Nouvelle-France, fut la première compagnie européenne à s’installer au Canada pour le commerce des fourrures. Elle eut à combattre les Iroquois et s’allia avec leurs ennemis traditionnels, notamment les Algonquins.

A partir du XVIIe siècle, l’Angleterre, se lança dans une politique de colonisation et d’assimilation de ses nouveaux territoires en Amérique du Nord. Elle dut s’allier aux ennemis traditionnels des tribus déjà alliées aux Français. Conscient de cette évolution qui entraînait une plus grande implication de la Couronne, Colbert créa en 1664 les deux compagnies des Indes (orientales et occidentales). En plus du monopole du commerce, Louis XIV leur accorda la propriété et la souveraineté des territoires à coloniser. Mais si les compagnies conservaient le droit de nommer leurs officiers et d’armer leurs vaisseaux, le roi devait approuver les traités d’alliance et défendre la compagnie contre l’attaque des ennemis de la France. En conséquence, des troupes régulières commencèrent à être envoyées outre-mer et les supplétifs recrutés au nom du roi, et non plus exclusivement de la compagnie.

Si les pays européens souhaitaient s’installer durablement dans des territoires outre-mer, ils devaient de plus en plus intervenir dans les affaires locales et, par conséquent, se lancer dans une politique sinon de colonisation, du moins de protectorat qui supposait un emploi plus important de supplétifs ou d’alliés locaux. En Amérique du Nord, ce recours était absolument indispensable pour compenser l’extrême faiblesse de la population française qui ne comptait que 80 000 habitants sur un territoire immense. En revanche, le nombre des colons anglais dépassait déjà le million pour un territoire plus exigu dont les Indiens avaient été chassés ou décimés par les maladies.

Un autre exemple de cette nouvelle évolution peut nous être fourni par les cipayes utilisés par les Français en Inde. En 1737, Pierre Benoit Dumas, gouverneur de Pondichéry, donna l’asile à la famille du nabab de Carnate alors en guerre contre les Mahrattes. Ces derniers réclamèrent qu’elle leur fût livrée. Dumas refusa et se prépara au conflit. Il organisa un corps de troupe de 12 000 Européens auxquels il joignit 5 à 6 000 musulmans qui reçurent l’appellation de cipayes ou de cipahis, du nom persan de sipahi. Cette troupe, composée de « soldats infatigables et d’une grande sobriété », selon les termes de Dumas, n’était régie par aucune ordonnance mais financée sur le budget local. Les hommes étaient bien payés mais non habillés. Ils n’étaient mis sur pied qu’en cas de guerre et restaient chez eux le reste du temps.

Lors de sa nomination comme gouverneur général en 1742, Joseph François Dupleix mesura immédiatement le profit qu’il pouvait tirer de cette troupe pour suivre sa politique de protectorat. Il augmenta leur nombre grâce aux chefs locaux qui s’étaient distingués lors de l’opération contre Mahé en 1740 – 1741. Il les engagea à lever des hommes parmi les plus courageux. Dupleix organisa les 10 000 cipayes ainsi recrutés en bataillons avec à leur tête un officier européen. Tout le reste de l’encadrement étant composé d’Indiens.  

Grâce à eux, Dupleix put se lancer dans une politique du protectorat, et la plus grande partie de l'Inde du Sud se retrouva sous influence française. Mais il se heurta à l’opposition des directeurs de la Compagnie, qui souhaitaient avant tout un retour à la paix plus propice à leurs affaires commerciales. Ils n’avaient en effet pas mesuré l’importance que revêtait cette solide implantation territoriale face à l’influence grandissante de l’East India Company.

Les cipayes furent engagés en Inde au cours de la guerre de succession d’Autriche, puis entre 1749 et 1754 dans le Dekkan contre les Mahrattes soutenus par les Anglais. Le traité signé en 1754 par Godehen, successeur de Dupleix révoqué, mit fin au conflit. Mais les opérations furent relancées du fait de la guerre de Sept Ans en 1756.

A la fin de ce conflit, Law de Lauriston voulut faire des cipayes une troupe régulière car leur statut spécial n’était adapté ni au temps de paix ni à la mission de protection des cinq comptoirs qui restaient à la France. En 1773 une ordonnance les organisa en compagnies encadrées par des Européens et des Indiens. Les hommes ne s’engageaient pas, mais ne pouvaient quitter le service qu’avec un préavis d’un mois. On exigeait d’eux un serment de fidélité car, comme c’est parfois le cas pour les supplétifs, les cipayes avaient de temps à autre tendance à changer de camp au gré de leurs intérêts.  

Le traité de Paris de 1763 avait mis un terme à l’expansion française en Inde et en Amérique du Nord. Pour former des troupes de souveraineté, en 1772 l’infanterie coloniale fut organisée en huit régiments, quatre aux Antilles et quatre dans les colonies orientales. A l’Île-de-France, en 1775, les ordonnances prescrivent que les tambours seront recrutés parmi les noirs et les Topas (métis issus d’unions de Portugais et d’Indiennes) pour le régiment de Pondichéry. En février 1782, 800 hommes de ce régiment furent envoyés en Inde afin de renforcer l’armée d’Hyder-Ali, prince indien rallié à la France. La paix revenue, le régiment monta la garde à Pondichéry et deux bataillons à l’île de Bourbon servirent à former le régiment de l’Ile-de-Bourbon en juin 1784. Ce régiment fut licencié le 1er avril 1789.

Au XIXe siècle, la France ne tarda pas à se lancer dans la conquête d’un autre empire colonial. Le système des compagnies commerciales coloniales européennes était condamné à disparaître. Il était absolument exclu d’y avoir de nouveau recours en France et la British East India Company fut définitivement dissoute en janvier 1874.

            La conquête de l’Algérie à partir de 1830 marqua donc le début d’une nouvelle ère coloniale française sans grand rapport avec la précédente. Cependant, l’emploi de troupes supplétives allait encore se révéler indispensable. Après la conquête d’Alger en juillet 1830 les 37 000 hommes du corps expéditionnaire, désigné sous le nom d’armée d’Afrique, furent réduits à 17 000, ce qui posa aussitôt de grosses difficultés pour tenir le pays. A ce problème d’effectif s’ajouta celui de l’adaptation des hommes. Ceux-ci souffraient du climat de ce pays dont ils ne connaissaient ni le terrain, ni la langue, ni les mœurs. Ce fut donc pour ces deux raisons que le commandement décida très rapidement de recruter des auxiliaires locaux. Les maghzens que les Français découvrirent sur place s’étaient retrouvés sans chef et avaient proposé leur aide aux nouveaux maîtres du pays. Bourmont, qui s’était bien gardé de les licencier, en accepta le concours avec empressement. Clauzel, son successeur, alla plus loin. Il recruta des Zouaoua, Kabyles des Djurdjura, et les constitua en unités d’infanterie formant le « corps de zouaves », et de cavalerie celui de « chasseurs indigènes ». A côté de ces troupes régulières, des unités irrégulières avaient été maintenues voire créées à l’occasion d’expéditions grâce à des engagements individuels ou collectifs de tribus. Le système de contrats courts convenait aux membres de tribus locales qui voyaient par tradition la guerre comme une activité saisonnière et se pliaient mal aux contraintes imposées par la discipline militaire. Des spahis irréguliers furent organisés à Alger, à Bône et à Oran[1]. Le commandement désigna les unités irrégulières du nom de goum, hérité des Turcs.

Lors de la création des bureaux arabes en 1844 par Bugeaud, les officiers qui y furent affectés eurent à leur disposition des goums territoriaux, appelés cavaliers du maghzen que les chefs des tribus placés sous leur autorité devaient leur fournir. En temps normal, ces cavaliers assuraient la sécurité des routes et des marchés qui étaient en outre une source de renseignements précieuse. A l’occasion, ces unités appuyaient les colonnes qui opéraient dans leur région pour leur servir d’éclaireurs, leur permettre de surprendre les tribus insoumises ou poursuivre un ennemi en déroute. Bugeaud n’eut qu’à se féliciter des services que rendirent les tribus makhzen qui lui fournirent jusqu’à 4 000 cavaliers. La fidélité personnelle à leur chef français ne fut jamais remise en cause. En revanche tel ne fut pas le cas des supplétifs engagés à titre individuels qui voyaient parfois dans les opérations une occasion pour razzier à bon compte. Moins mordants au combat, ils étaient surtout recrutés pour ne pas les voir se joindre à l’adversaire. A la fin du XIXe siècle, les goums permanents disparurent en Algérie avec les bureaux arabes, mais le système fut encore employé pour la conquête du Sahara, du Maroc et dans territoires français sub-sahariens.

Après la Première Guerre mondiale, l’armée française s’inspira encore de son expérience nord-africaine pour remplir les missions qui lui furent confiées dans les territoires du Levant pour lesquels la France avait reçu un mandat. Celui-ci précisait qu’elle devait guider l’administration de ces nations « jusqu’au moment où elles seront capables de se conduire seules ». Il fallait donc recruter et instruire des troupes locales pour assurer l’instauration des quatre nouveaux Etats indépendants que la France pensait y créer[2]. Pour y parvenir, le commandement décida de respecter les particularismes de la trentaine de communautés qui étaient opposées par leurs origines ethniques et leurs confessions. La majorité était composée de sédentaires mais il existait également, notamment en Syrie et dans le Djebel druze, des groupes plus combatifs, formés par d’excellents cavaliers, très jaloux de leur particularisme qui n’étaient pas plus favorables à la présence française qu’à la domination ottomane. En 1922, les troupes levées sur place prirent le nom de troupes spéciales du Levant avec un effectif de 6 000 hommes. Elles se répartissaient deux catégories d’unités : les unités auxiliaires et les unités supplétives, appellations qui leur fut données officiellement.

Les premières étaient organisées et administrées comme les troupes françaises. Les secondes n’étaient pas administrées par l’Intendance mais constituées de partisans touchant une solde élevée. Ils devaient se remonter et se nourrir à leurs frais. Seules les armes leur étaient fournies. Leurs tenues variaient selon les commandants d’unités mais comportaient des éléments traditionnels des communautés dont elles étaient composées.

En 1931, les troupes auxiliaires étaient composées de deux bataillons libanais, huit bataillons alaouites, quatre escadrons de ligne, trois escadrons d’automitrailleuses et trois compagnies méharistes. Les troupes de supplétifs étaient constitués en vingt-deux escadrons légers qui formaient deux groupements à recrutement homogènes (un groupement druze stationné dans le Djebel el-Druze et un groupement tcherkess dans la région de Damas), et sept escadrons autonomes répartis sur le territoire en fonction de leur recrutement. Ces escadrons formèrent deux groupements en 1934, stationnés l’un à Alep et l’autre à Djezireh. Leur mission était d’assurer la protection des frontières et la sécurité intérieure du pays. En 1928, après l’extinction des deux derniers mouvements de révolte du Sud, un calme relatif se fit jour. Les troupes du Levant, moins accaparées par le maintien de l’ordre purent s’attacher à la constitution des futures armées nationales dont les cadres furent formés à l’école militaire de Homs.  

Le groupement druze, entièrement composé de Druzes, stationnait exclusivement sur leur territoire. Les chefs de pelotons étaient tous druzes. A l’origine, lors de l’éclatement de la révolte, il s’agissait de cavaliers partisans du cheikh Turky Bey Ameur qui se rangèrent du côté des Français lors de la révolte menée par Soltan Attrache à la famille duquel ils étaient traditionnellement opposés. Après la révolte, ces cavaliers druzes furent bien considérés par la population car, grâce à leurs soldes ils apportaient une certaine richesse dans une zone peu favorisée par la nature.

Le groupement tcherkess avait été mis sur pied par le lieutenant Collet,  au début de l’insurrection de 1925 avec les cavaliers tcherkess employés depuis 1920 comme gendarmes locaux.

Ce système montra ses limites lors de la campagne de Syrie. Si le groupement Collet rallia les Forces Françaises libres, les autres unités de supplétifs ne prirent pas parti dans ce conflit qui ne les concernait pas. En revanche des unités d’auxiliaires, libanaises et tcherkesses, furent engagées contre les Britanniques et les FFL. Le départ des officiers français qui demandèrent dans leur majorité à quitter le Levant posa de sérieuses difficultés au général Catroux. Il dut utiliser les unités FFL comme troupes de souveraineté en attendant de reconstituer les unités spéciales dont les hommes s’étaient le plus souvent dispersés. En févier 1942, elles étaient réorganisées et comptaient 17 300 hommes encadrés par 29 officiers et 355 sous-officiers français, et 355 officiers et 1 467 sous-officiers « autochtones ». A la fin des combats de la Seconde Guerre mondiale, le transfert de ces unités fut exigé par le gouvernement du Liban et surtout de la Syrie, dont Catroux avait proclamé les indépendances à l’automne 1941. Ce ne fut qu’après l’insurrection syrienne de mai que, dans un contexte de fortes tensions franco-britanniques, les troupes spéciales furent transférées aux nouveaux Etats le 1er août 1945.

Mais alors qu’elle évacuait le Levant, l’armée française allait être engagée dans d’autres conflits contre un adversaire d’un nouveau type appliquant les principes de la guerre révolutionnaire conceptualisés par Mao-Tsé-Toung. Ceux-ci reposaient essentiellement sur le contrôle de la population, avec comme modes d’action le terrorisme et la guérilla. Pour Mao Tsé Toung ceux-ci ne sont que des moyens qui conduisent, « grâce à la formation d’une armée régulière issue des irréguliers, à la victoire d’anéantissement ». Le Vietminh utilisa avec succès ce processus qui lui permit de remporter la victoire décisive à Dien-Bien-Phu[3]. Mais le FLN algérien n’y est jamais parvenu. La victoire du FLN fut en fait due à ce que le général Beaufre appelle la « manœuvre par lassitude ». La guérilla et le terrorisme permettent de faire durer la guerre jusqu’à ce que l’adversaire, dont l’action se trouve de plus en plus contestée à la fois par l’opinion publique internationale et la sienne, renonce.

Dans un cas comme dans l’autre, il est essentiel, pour les révolutionnaires de maintenir l’ensemble du pays, et non plus seulement une région, dans un état d’insécurité permanente pour fixer et user les troupes adverses qui devront se disperser pour le contrôler et ainsi affaiblir leurs unités de manœuvre. Or seule l’embrigadement de la population peut le permettre. Grâce à ce soutien, les partisans trouvent presque partout des moyens de subsistance, peuvent dissimuler leur présence plus aisément et se déplacer plus rapidement. De l’adhésion de la population à l’idéologie révolutionnaire et de la pugnacité des partisans dépend le succès d’une guerre révolutionnaire. Les soldats révolutionnaires ne sont plus des soldats-citoyens mais des soldats-militants. L’enthousiasme révolutionnaire et l’adhésion à une idéologie doivent même prendre le pas sur le sentiment patriotique bien qu’ils ne soient nullement exclusifs l’un de l’autre : une guerre révolutionnaire peut prendre l’apparence d’une guerre de libération nationale. La négation et la destruction de l’ennemi conditionnent la conduite des opérations et cette lutte à mort est indissociable du discours politique révolutionnaire. La guerre devient alors presque exclusivement politique et la violence atteint son paroxysme. C’est pourquoi, si l’adhésion spontanée de la population est insuffisante, il faut utiliser la compromission et le terrorisme, et dénoncer comme traîtres ceux qui veulent se tenir en dehors du conflit.

Il est donc impératif pour contrecarrer l’action des révolutionnaires de disposer d’un effectif important, pour contrôler le terrain, et d’hommes de recrutement local pour rallier la population et obtenir des renseignements. Les supplétifs sont donc indispensables pour mener des opérations de contre-insurrection.

En Indochine les supplétifs, dont le statut ne fut jamais officiellement défini, ne bénéficiaient d’aucun contrat et servaient pour une durée limitée. Certains étaient recrutés au sein de communautés traditionnellement opposées aux Vietnamiens comme les Thaï ou les Nung. Ces minorités offraient l’avantage de ne quasiment jamais trahir, contrairement aux supplétifs vietnamiens qui n’étaient pas toujours très sûrs.

Les supplétifs se recrutaient également dans les sectes caodaïstes et Hoa-Hao, ou dans l’organisation mafieuse Binh Xuyen. Mais ces groupes agissaient généralement au gré de leurs intérêts et, malgré les accords passés avec le commandement français, comptaient de nombreux membres dans les rangs du Vietminh.

Le nombre des supplétifs culmina à plus de 55 000 en 1953. Par la suite, avec le jaunissement de l’armée, beaucoup s’engagèrent dans les nouvelles armées des Etats alliés.

En Algérie, département français, le contexte était différent. Pour recruter des supplétifs le commandement dut créer des statuts spéciaux, compatibles avec la nationalité française : les harkis, rattachés à une unité ou un secteur, les mokhaznis, rattachés à une section administrative spécialisée, les groupes mobiles de sécurité, dépendant du ministère de l’Intérieur et les groupes d’autodéfense. Le général Challe obtint du général de Gaulle, de porter leur nombre à 60 000, effectif qui fut atteint au début de l’année 1961. Leur nombre commença à baisser à partir de l’été suivant jusqu’à l’indépendance.

En Indochine comme en Algérie, les supplétifs subirent la vindicte des vainqueurs. Leur massacre, parfois dans des conditions particulièrement odieuses, était le résultat du caractère révolutionnaire et idéologique de ces conflits.

            Le maréchal de Saxe disait qu’un mercenaire étranger valait trois hommes car « il sert, il épargne un homme à la production [économique du pays] et en ôte un à l’ennemi. » Cette remarque est valable pour un supplétif. Mais le supplétif offre d’autres avantages. D’une part il coûte moins cher qu’un mercenaire ou même qu’un soldat régulier, d’autre part il facilite grandement l’engagement d’une armée régulière sur un terrain et au milieu d’une population dont il apporte une connaissance indispensable. Mais les supplétifs ont toujours nourri une certaine méfiance de la part du commandement, et parfois du mépris de la part des troupes réglées. Cela tient au fait qu’ils ne sont pas soumis aux lois et aux règlements militaires et que de ce fait leur action, tant individuelle que collective, reste délicate à contrôler. Leur efficacité et leur fidélité reposent donc sur la qualité du lien personnel qui existe soit entre le commandement et les chefs de communautés locales, soit, plus encore, entre le chef d’une unité de partisans et chacun de ses hommes. Le respect mutuel de la parole donnée est donc essentiel, surtout lorsque le conflit prend fin.

Si leur statut permet d’échapper aux règles trop strictes de l’administration et du service régulier militaires, les supplétifs deviennent encombrants une fois la paix établie et la stabilité obtenue. Le commandement doit donc soit en faire des unités régulières, soit les renvoyer chez eux en les désarmant, ce qui est toujours plus délicat, surtout en cas de défaite. Si le recrutement de supplétifs permet de régler des problèmes tactiques à court terme, il est donc nécessaire d’anticiper leur démobilisation avec réalisme pour éviter de fortes déconvenues qui peuvent s’avérer dramatiques lors du retour de la paix.

            Avec la fin des armées nationales occidentales composées de citoyens défenseurs de leur sol, l’emploi de supplétifs dans les opérations extérieures revient à l’ordre du jour. On l’a vu en 2001 en Afghanistan où des missions de combat furent confiées à des milices de l’Alliance du Nord encadrées par des forces spéciales occidentales, et, plus récemment, en 2011 en Côte d’Ivoire, où les combats de premières lignes furent menés par des chasseurs dozos connaissant particulièrement bien la zone d’engagement. En fait, tant qu’il y aura des opérations extérieures, des supplétifs feront leur apparition sous une forme ou une autre.

Colonel Thierry Noulens
Docteur en histoire, Professeur à l'Ecole de guerre
FM-GACMT 2013

Texte de l'intervention faite au Colloque  : Les Harkis, des mémoires à l'histoire, organisé par la FMGACMT les 29 et 30 septembre 2013.

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- Indochine

Gérard Brett, Les Supplétifs en Indochine (1951 -1953), Paris, L’Harmattan, 1996, 334 p.

Michel David, Guerre secrète en Indochine : Les Maquis autochtones face au Viêt-Minh (1950 -1955), Panazol, Lavauzelle, 2002, 426 p.

 Notes

[1] Ces unités donnèrent par la suite naissance aux trois premiers régiments de spahis.

[2] Le Grand-Liban, un Etat alaouite, la Syrie et un Etat druze.

[3] La guérilla vietminh, qui comptait environ 200 000 combattants, fixait 450 000 hommes du Corps expéditionnaire français d’Extrême Orient et de ses alliés. Cela permit à Giap d’opposer 125 000 hommes à la réserve mobile française qui n’en comptait que 50 000[3].  A Dien Bien Phû par conséquent, 1/6e de l’armée populaire vietnamienne affronta 1/45e seulement du CEFEO.

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