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HARKIS : « Existe-t-il une ou des mémoires harki, et pour quels enjeux ? »
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HARKIS : « Existe-t-il une ou des mémoires harki, et pour quels enjeux ? »

Je me trouve confronté à cette question par suite de l’accord que j’avais donné oralement, par téléphone, le 9 octobre dernier à la demande de Daniel Lefeuvre (ce fut la dernière fois que j’ai pu entendre sa voix) ; il me reste donc à tenir parole. Je le ferai en m’appuyant sur des analyses que j’avais faites antérieurement[1], mais en essayant de les actualiser pour répondre le mieux possible aux interrogations des participants à notre colloque.

Multiplicité et diversité des « mémoires harkies »

Le début de la question posée me paraît appeler une réponse allant dans le sens de la multiplicité de ce que l’on appelle aujourd’hui « mémoire harki ». En effet, il me paraît très difficile de connaître et de dresser un tableau exhaustif et unifié de « la mémoire harki » tant sa diversité est grande, et pour plusieurs raisons.

D’abord à cause du grand nombre d’associations à travers lesquelles s’exprime une « mémoire harki »[2]. Je me souviens qu’il y a quelques années Abderahmen Moumen, jeune chercheur spécialiste de la question, ne se risquait pas à en proposer une estimation chiffrée, tant ces associations peuvent apparaître et disparaître du jour au lendemain. L’existence d’un bulletin, et à plus forte raison celle d’un site internet, peuvent attirer l’attention sur telle ou telle association, sans nous renseigner pour autant sur son importance et sur sa représentativité. D’autre part, de nombreux sites internet spécialisés se présentent comme des instruments de rassemblement ouverts à toutes les associations, et quelques unes d’entre elles se sont fait connaître par leur volonté de dépasser un cadre trop étroitement local. Les plus connues, me semble-t-il, ont été d’abord l’« Association Justice, Information et Réparation (AJIR) pour les harkis, fondée en Auvergne en 1998 par fusion de trois associations préexistantes, et dont Mohand Hamoumou avait été le premier président ; et plus récemment « Harkis et droits de l’homme », dirigée par Fatima Besnaci-Lancou et Gilles Manceron (vice-président de la Ligue des droits de l’homme), qui s‘est fait remarquer par trois publications importantes en quelques années.

Mais la diversité de ces associations et de leurs militants est surtout grande par suite de la diversité des expériences  que ceux-ci ont vécues. En effet, certains de ces « harkis » ont été transférés d’Algérie en métropole par des officiers volontaires, sans mission ni autorisation du gouvernement – qui avait même tenté de s’y opposer en mai 1962 au nom de la lutte contre l’OAS -  ; mais d’autres, réfugiés dans les camps militaires français pour échapper aux persécutions, ont été transportés en France par l’armée française elle-même sur ordre du gouvernement, même si celui-ci a d’abord tenté de limiter le nombre de réfugiés accueillis.

D’autre part, le séjour dans des camps d’accueil en métropole a été soit inexistant, soit plus ou moins bref, en fonction des possibilités d’emploi qui s’offraient dans l’économie française, comme le montre le mémoire de Nordine Boulhaïs[3] consacrée à l’installation de familles d’anciens « harkis » de l’Aurès dans la région industrielle du Nord-Pas-de-Calais ; ou bien au contraire ce fut un séjour prolongé durant des mois ou des années, le record appartenant aux pensionnaires des camps de Saint-Maurice l’Ardoise et de Bias, considérés comme incapables de subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs familles. Et c’est pourquoi un bon nombre des jeunes parqués dans ces deux camps avec leurs parents en ont retiré la conviction d’avoir été enfermés dans des camps d’internement ou de concentration, prolongeant ceux qui avaient regroupé une grande partie des populations rurales algériennes durant les années de guerre (1954-1962), comme l’a suggéré le livre du sociologue Michel Roux[4] en 1991. Cette tendance en a conduit plusieurs à déposer en 2001 une plainte pour « crime contre l’humanité », avec l’aide de leurs avocats maîtres Altit et Reulet, qui fut également justifiée dans un livre par l’un de ces fils de harkis du camp de Bias, Bouassad Azni.  Ce livre est remarquable par la confusion totale qu’il opérait entre les responsabilités des auteurs algériens de massacres de harkis et celles des dirigeants français qui n’ont pas pris les mesures susceptibles de les sauver : « L’Algérie a été le bourreau d’une sentence prononcée par la France. La France coupable de non-assistance à personne en danger. La France qui a achevé, dans le mouroir des camps de Rivesaltes et d’ailleurs, la sinistre besogne commencée par les tireurs du FLN »[5]. Or ce passage est caractérisé par une confusion totale entre les responsabilités des uns et des autres. Si crime il y a eu - et ce n’est pas contestable - a-t-il été le fait des autorités françaises, ou bien de bourreaux se réclamant à tort ou à raison du FLN algérien ? Et dans le cas des responsabilités qui incombent incontestablement aux autorités françaises, faut-il parler de « crime d’Etat », ou bien de non-assistance à personne en danger ? Et dans ce dernier cas, faut-il parler de non-assistance active, ou d’une assistance purement passive ?

D’autre part, une distinction s’impose entre les générations successives de « harkis ».  En effet, la première génération de ces réfugiés en France était massivement illettrée et parlant peu le français (surtout les femmes). Les « Français musulmans » appartenant aux élites ayant fait le même choix (chefs traditionnels, militaires, élus, comme le bachaga Boualem, le colonel Meliani ou l’ancien député Laradji)) étaient trop peu nombreux pour suffire à leur encadrement, ce qui explique le grand rôle que jouaient à leurs côtés des cadres français militaires et civils ayant un passé « Algérie française ». Puis dans un deuxième temps, à partir de la révolte des camps de Saint-Maurice-l’Ardoise et de Bias en 1975, ils furent débordés par une nouvelle génération de jeunes hommes (comme Boussad Azni) et de jeunes femmes en colère (comme Fatima Besnaci-Lancou, Dalila Kherchouche, etc),   qui avaient passé une partie de leur enfance dans ces camps, et qui exprimèrent leur propre point de vue à la place de celui de leurs parents silencieux.

Enfin, il me semble que des divergences de plus en plus nettes opposent deux grandes tendances,  que je pense pouvoir situer très schématiquement « à droite » et « à gauche », - même si je ne sais pas très bien où situer Jeannette Bougrab dont nous avons entendu ici même le témoignage particulièrement émouvant et impressionnant. D’un côté, « à droite »,  ceux des militants de la cause « harkie » restés sur des positions proches de celles de militants « pieds-noirs » ayant en commun avec eux les mêmes ennemis : le FLN algérien et les gouvernements gaullistes[6]. De l’autre, « à gauche, une tendance nouvelle représentée par l’association « Harkis et droits de l’homme », et dont les positions méritent de retenir notre attention.

En effet, l’association « Harkis et droits de l’homme » exprime clairement à travers son titre comme à travers la composition de sa direction une volonté de fusion inattendue entre la cause des familles de harkis (Fatima Besnaci-Lancou) et celle des opposants de gauche aux gouvernements français de l’époque (Gilles Manceron, vice-président de la Ligue des droits de l’homme), qui n’avaient pas manifesté alors la moindre sympathie pour leur cause. Cette volonté de réconciliation s’exprima avec éclat dans la première publication importante de cette association parue en 2008, intitulée Les harkis dans la colonisation et ses suites[7], où l’on trouve après une préface du journaliste Jean Lacouture, bien connu pour ses positions anticolonialistes,  qui réfute « l’assimilation détestable faites par certains responsables, français d’abord, algériens ensuite (et jusqu’au chef de l’Etat...) entre le comportement des supplétifs algériens recrutés de gré ou de force par l’armée française et celui des « collaborateurs » de l’occupant nazi en France entre 1940 et 1944 »[8],  deux contributions d’anciens militants du FLN, l’historien Mohammed Harbi[9], qui milita dans la direction de la Fédération de France du FLN en 1956-1957 avant de rejoindre les services du GPRA, et Ali Haroun[10], qui resta membre du comité directeur de la FFFLN de 1957 à 1962. Ce rapprochement inattendu se fait sur la base d’une sorte de mea culpa de ces militants anticolonialistes, clairement exprimé par une dirigeante du MRAP, Anne Savigneux : « C’est dans ce contexte de noir et blanc que nous avons été aveugles au drame des harkis, à d’autres tortures dont ils ont été victimes en Algérie, aux miradors qui encerclaient les camps en France et dans lesquels nous ignorions qu’ils avaient été parqués. Nous avons été complices de l’étiquetage honteux qui circule de part et d’autre de la Méditerranée, y compris dans nos collèges et nos lycées, où des élèves, quelle que soit leur origine, s’insultent dans les cours de récréation en se traitant de harkis »[11]. Cet effort de dépassement des points de vue idéologiques anciens se retrouve dans la publication suivante,  Les harkis, histoire, mémoire, et transmission, Paris, Editions de l’Atelier, 2010[12]. Enfin, la troisième publication importante de “Harkis et droits de l’homme” est parue récemment sous la forme inattendue d’un numéro spécial des Temps modernes[13], présenté par son directeur Claude Lanzmann, qui eut bien étonné son maître Jean-Paul Sartre, préfacier en 1962 des Damnés de la terre de Frantz Fanon.

Mais ce retournement des alliances tendanciel n’aboutit pas en pratique à une rupture totale avec les revendications des autres associations de défense des « harkis », parce que le pouvoir algérien n’a, jusqu’à présent, rien voulu changer à sa politique traditionnelle de diabolisation de ceux-ci en Algérie. Après le voyage officiel en France du président Bouteflika, qui avait comparé les harkis aux collabos,  en 2000, Fatima Besnaci-Lancou avait  exprimé sa cruelle déception : « Alors que j’arrive à la conclusion de ce récit, plus de deux ans ses sont écoulés depuis les paroles humiliantes de Abdelaziz Bouteflika. Pendant toute cette période, j’ai lu tout ce que j’ai pu me procurer concernant le sujet : revues, livres d’historiens, comptes-rendus de colloques, séminaires, conférences et témoignages. Je me suis mise à lire ce qui s’écrit en Algérie. Chaque jour, j’ai consulté, sur internet, les six principaux journaux nationaux algériens. En ce qui concerne nos relations à notre pays d’origine, ce que j’y ai trouvé ne me rassure pas du tout. Je n’ai trouvé aucune lueur d’espoir. J’ai la désagréable impression que personne ne veut connaître les raisons qui ont poussé des Algériens à se rallier à l’armée du colonisateur. La vérité a les traits de fantômes. Pour s’en protéger, l’« algérianité » des harkis est niée. Sur les forums internet, j’ai découvert beaucoup de paroles d’une violence inouïe. Tout le monde se traite de « harkis » comme s’il fallait à tout pris débusquer des harkis derrière chaque buisson du pays. Et chose très étonnante, tout le vocabulaire de la guerre d’Algérie est repris dans la guerre qui sévit actuellement dans le pays : « moudjahidin » pour les extrémistes religieux, les « martyrs » pour ceux qui sont actuellement tués au maquis, « forces coloniales d’occupation » pour les policiers, « la junte militaire » pour l’armée et le pouvoir. Quant au mot « harki », il est multi-usages. Toutes les parties s’en servent pour s’insulter. Les bras m’en tombent. Je n’ai trouvé aucune accroche, personne pour m’aider à trouver une ouverture, aussi petite soit-elle ». Et après cette analyse d’une vérité incontestable, elle interpelait le chef de l’Etat algérien : « Monsieur Bouteflika, quand entreprendrez-vous le gigantesque travail d’écrite l’histoire de l’Algérie telle qu’elle s’est vraiment faite ? C’est au prix de cette vérité-là que vous pourrez construire la paix et que les consciences enfin pourront trouver le repos. Ne léguez pas aux générations futures les mensonges de l’histoire »[14]. Le président algérien  a fait quelques tentatives dans ce sens pour essayer de sauver le projet de traité d’amitié franco-algérien en 2005 et 2006, à la demande du président Chirac, mais il a été rapidement désavoué par des membres de son gouvernement. Si quelques progrès se manifestent parfois dans la presse, l’attitude officielle n’a rien perdu de son intransigeance. 

Et c’est pourquoi les publications déjà citées de « Harkis et droits de l’homme » reprennent des revendications qui ne sont pas si éloignées de celles des autres associations. Par exemple, dans leur ouvrage paru en 2008, nous avons eu la surprise de voir Fatima Besnaci-Lancou et Gilles Manceron désavouer Sylvie Thénault, qui avait participé à leur publication en s’inspirant des analyses de Charles-Robert Ageron : « Nous remercions Sylvie Thénault d’avoir participé à cette réflexion, mais les directeurs de cet ouvrage ne cachent pas leur désaccord avec le fait que son texte, à propos de l’attitude des pouvoirs publics français en 1962, ne reprend pas à son compte les concepts d’abandon et de crime d’Etat, qui résultent pourtant, à nos yeux, de la simple analyse des faits. Dire aussi, à la suite de Charles-Robert Ageron, que les massacres ont surtout été dénoncés par des journaux partisans du maintien de l’Algérie française ou soutenant l’OAS, ou que cette question a été d’abord traitée par des auteurs personnellement liés à l’histoire des harkis, revient pour nous à ne pas accorder aux articles publiés dès le mois de mai 1962, notamment par Jacques Lethiec dans le quotidien Combat, Jean-François Chauvel et Serge Bromberger dans Le Figaro, puis en novembre par Pierre Vidal-Naquet et Jean Lacouture dans Le Monde, l’attention qu’ils méritent. Enfin, faut-il, en suivant Ageron, mettre au cœur de la question des responsabilités françaises le risque que l’intervention de l’armée hors de ses casernes fasse capoter le processus de sortie de guerre ? Ou bien plutôt ces trois mesures visant les personnes appartenant à l’ancienne catégorie reconstituée des indigènes « de statut civil de droit local » : le retrait de la nationalité française au mépris de la Constitution, les obstacles à leur rapatriement et l’interdiction de leur accueil dans les casernes. En effet, la question essentielle à nos yeux n’est pas celle - posée, là encore, par Ageron - de la bonne ou de la mauvaise évaluation par les autorités françaises des dangers que pouvaient courir en Algérie les anciens supplétifs, ce sont ces trois mesures simultanées, qui ont fait des engagements pris par la France en 1958 des mensonges ; et se sont accompagnées d’un traitement discriminatoire de ces personnes et de leurs familles par rapport aux autres rapatriés. Face aux premiers massacres, ces mesures ont constitué, bel et bien, un abandon caractérisé et un crime d’Etat. D’autant que l’idée, avancée par Le Figaro le 26 mai 1962, d’un rapatriement massif des personnes qui le demanderaient, pouvant contribuer à mettre en valeur certains régions françaises dépeuplées comme la Corrèze et la Lozère, semble avoir été écartée au plus haut niveau de l’Etat. Un Etat qui n’a pas protégé certains de ses ressortissants. Tout en indiquant clairement que tel est notre point de vue, le but de ce livre est d’ouvrir, en toute liberté, un débat sur ces questions »[15]. 

J’ai déjà publié ailleurs une réponse détaillée[16] à ce point de vue, mais en voici l’essentiel : « à lire l’argumentation de Fatima Besnaci-Lancou et de Gilles Manceron, j’ai eu l’impression bizarre qu’ils reprochaient au Président de la République d’avoir renié ses promesses de juin 1958 envers les « Français musulmans » dont il avait fait pour la première fois des citoyens à part entière, comme s’ils s’étaient ralliés aux arguments du bachaga Boualem, vice-président de l’Assemblée nationale, et des autres élus des citoyens français d’Algérie (dont au moins les deux tiers étaient musulmans) qui ont été tenus à l’écart de la négociation de 1961-1962 avec le FLN. Le fait est que le général de Gaulle a mis fin à la guerre d’Algérie au prix d’un reniement des promesses qu’il avait faites en 1958 en paraissant annoncer l’intégration de l’Algérie dans la France (même s’il avait soigneusement évité le mot). En conséquence, les accords d’Evian étaient un échafaudage juridique très fragile, dont l’élément le moins contestable était l’appui massif que lui avaient donné la grande majorité des électeurs métropolitains en votant oui au référendum du 8 avril 1962. On s’étonne donc de voir Fatima Besnaci-Lancou et Gilles Manceron reprocher au général de Gaulle d’avoir imposé à la catégorie des « indigènes » (apparemment supprimée en juin 1958 mais rétablie en 1962) « le retrait de la nationalité française au mépris de la Constitution » par l’ordonnance du 21 juillet 1962, comme si ce n’était pas la conséquence nécessaire de l’indépendance de l’Algérie devenue un Etat, et le véritable but de la politique gaullienne. En effet, si tous les Algériens musulmans avaient pu garder la nationalité française, n’auraient-ils pas pu en profiter pour s’installer de plein droit en France tout en restant citoyens algériens ? La demande d’une nouvelle option individuelle pour récupérer la nationalité française, annoncée le 13 avril et le 21 juillet 1962, était une conséquence logique des accords d’Evian, et elle comportait deux nouveautés qui la différenciaient d’un simple retour à la situation antérieure : la souscription de l’option en territoire resté français, et l’acceptation de la soumission à toutes les lois françaises, y compris le code civil, impliquant la renonciation au bénéfice du statut personnel musulman ou des coutumes berbères. Pouvons-nous condamner ces innovation juridiques, en vertu desquelles il ne peut y avoir en France qu’un seul régime de nationalité et de citoyenneté française ? Certainement pas. Mais on aurait dû en tirer la conséquence logique : traiter tous ces nouveaux citoyens comme des « Français à part entière », et plus encore leurs enfants »[17].

De même, on s’étonne de trouver dans la même publication une intervention de Smaïl Bouffal. responsable de l’association « Générations mémoire harkis », qui  a pris l’initiative de poursuites judiciaires contre les auteurs de propos injurieux à leur égard. Après avoir cité le président algérien Bouteflika et l’ancien premier ministre français Raymond Barre, il mentionne « Pierre Messmer, lui aussi ancien Premier ministre », qui « a tenu également des propos faisant l’apologie du massacre des harkis », et la requête qu’il a déposée contre celui-ci devant la Cour européenne des droits de l’homme. Cette phrase ne me paraît pas rendre compte objectivement de l’attitude de Pierre Messmer, aujourd’hui décédé. Sans doute celui-ci avait-il exécuté la politique du général de Gaulle jusque dans ses aspects les plus contestables. Mais après de longues années de silence, il avait commencé à exprimer des positions beaucoup plus nuancées, en exprimant nettement sa condamnation des violences commises contre les harkis et son remord de ne pas avoir pu faire plus pour les empêcher. Reçu à l’Académie française le 10 février 2000, il avait tenu à revenir sur ce sujet dans son discours : « Il y a des guerres justes, mais il n’y a pas de guerre propre et, dans les grandes crises, nul ne gouverne innocemment. Pour le bien et le repos de la patrie, doit-on prendre le risque de perdre son âme ? » [18]

Ainsi, on peut se demander quelle est la cohérence de la ligne suivie par l’association « Harkis et droits de l’homme » qui semble hésiter entre deux orientations divergentes. Mais il faut également signaler le risque des querelles entre associations et entre personnes s’occupant des « harkis » pour la bonne diffusion des informations historiques nécessaires à tous. Par exemple,  Dalila Kherchouche avait accusé le chef du camp de Bias de s’être approprié frauduleusement les allocations dues aux familles de harkis au titre de la loi Boulin. Or la thèse de François Xavier Hautreux, cité dans un message par le général Maurice Faivre, a montré que ce reproche n’était pas fondé : « Dalila Kerchouche et certains harkis prétendent que les chefs de camps subtilisaient les allocations auxquelles avaient droit les familles rapatriées. C’est en fait le Comité des affaires algériennes qui, le 23 mai 1962, a pris la décision suivante : « Ces musulmans n’étant pas adaptés à la vie européenne, il serait inopportun de leur attribuer l’aide prévue en faveur des rapatriés sous forme individuelle. Les intéressés devront au contraire continuer à bénéficier d’un certain encadrement dans leur travail et dans leur hébergement. C’est pourquoi, en ce qui les concerne, il est indispensable de bloquer les différentes formes d’aide (prestation de retour, subvention d’installation, etc, ...) de manière à constituer un fonds permettant de les prendre collectivement en charge et de financer leur réinstallation. L’article 43 du décret du 10 mars 1962 sur l’aide aux rapatriés autorise cette façon de procéder ». Cette décision, qui n’a pas été publiée dans le communiqué du Comité des affaires algériennes du 28 mai, est citée par François-Xavier Hautreux lors de son intervention au colloque de l’ENS-Lyon en décembre 2006. La responsabilité en revient à M. Boulin, approuvé par le général de Gaulle et M. Pompidou »[19].

Nous voyons donc l’utilité de maintenir des relations entre chercheurs de toutes tendances, afin de permettre le progrès des connaissances mises à la disposition de tous.

L’enjeu de la réhabilitation des « harkis » et des « pieds-noirs »

Il me reste à tenter de répondre à la deuxième questions posée par le sujet : « et pour quels enjeux ? » Celui de toute les actions des associations de « harkis » est bien évidemment de faire connaître leurs doléances et reconnaître leur bien fondé par la majorité de la population française. Mais pour apprécier le résultat de toutes ces actions, il me paraît utile de tenter une comparaison synthétique entre leur bilan et celui des revendications des associations de « pieds-noirs » plus de cinquante ans après les accords d‘Evian.

Ces deux catégories de victimes de la décolonisation de l’Algérie avaient en commun, dès 1962, de pouvoir bénéficier de la loi Boulin[20] qui venait d’être votée à la fin 1961. Mais pourtant, les traitements que leur avaient réservés les accords d’Evian étaient très différents, et tout à l’avantage relatif des « pieds-noirs ». 

En effet, les négociateurs français avaient réussi à faire inscrire dans ces accords de nombreux articles qui reconnaissaient leurs droits en Algérie, en les faisant bénéficier pendant trois ans d’une double nationalité de fait en attendant de devoir choisir entre la nationalité algérienne et la nationalité française[21]. Ces privilèges avaient rapidement perdu toute réalité, à l’occasion de la lutte contre l’OAS, qui avait conduit le FLN à pratiquer un « terrorisme silencieux »[22] procédant par enlèvements contre la population française d’Algérie, puis durant la crise intérieure du FLN qui avait privé l’Algérie indépendante de toute autorité durant l’été 1962. Mais dès que le gouvernement français eut constaté la caducité de fait des accords d’Evian, il débloqua les crédits qui lui permirent de réaliser en deux ans l’accueil et le recasement des Français d’Algérie « rapatriés » en France.

Au contraire, les négociateurs français n’avaient pas obtenu les garanties qu’ils avaient demandées  au début des négociations en faveur des « Français musulmans », catégorie dont l’existence même était incompatible avec les principes fondamentaux de l’action du FLN. Pour relancer les négociations à la fin octobre-début novembre 1961, il fallut que le GPRA accepte la demande française de non-représailles, qui fut le fondement même des accords d’Evian du 19 mars 1962, formulé à deux reprises dans la déclaration générale et dans la déclaration des garanties, selon lequel nul ne pourrait être inquiété ni pour ses opinions ni pour ses actions antérieures au cessez-le feu du 19 mars 1962. La sécurité des anciens « harkis » et autres partisans musulmans de la France n’avait pas d’autre fondement que ces articles généraux dans lesquels ils n’étaient même pas nommés. Le gouvernement français avait néanmoins prévu de transférer en France ceux de ses anciens partisans musulmans qui s’estimeraient en danger, mais cette opération était prévue de faible ampleur et jugée peu urgente, ce qui poussa les anciens officiers des Affaires algériennes à s’occuper eux-mêmes de leur évacuation. Tant que dura l’action de l’OAS, cette évacuation non officielle fut ressentie, bien à tort, comme une manœuvre visant à lui fournir de futures troupes pour son action subversive en métropole. Ce fut la fin de l’OAS puis le déchaînement de la lutte pour le pouvoir et de la violence entre Algériens, traitant les anciens « harkis » en victimes expiatoires, qui décida le gouvernement à ordonner de les accueillir dans les camps militaires français et de les transférer en France. Mais le chef de l’Etat ne cachait pas à ses ministres que ceux-ci n’étaient pas à ses yeux des « rapatriés », mais des Algériens réfugiés, et qu’il ne fallait pas accueillir trop d’Algériens en France. C’est dans cette perspective qu’il décida de mettre fin à la nationalité et la citoyenneté française accordée auparavant à tous les musulmans algériens à partir du 1er juillet 1962, et de ne les restituer par l’ordonnance du 21 juillet 1962 qu’à ceux qui souscriraient une « déclaration recognitive de nationalité française » impliquant la soumission au code civil.

Un demi-siècle plus tard, quel bilan – tout au moins quel bilan moral - pouvons-nous dresser ? Dans le cadre de l’élaboration d’une mémoire nationale de la guerre d’Algérie, jugée souhaitable par tous les partis à partir de 1997, le président Chirac a établi le 25 septembre 2001 une journée nationale d’hommage aux harkis,  qui fut pérennisée deux ans plus tard ; mais son souci d’accorder des satisfactions aux revendications matérielles et mémorielles des « harkis » comme des « pieds-noirs » par la loi du 23 février 2005 entra en contradiction avec la négociation en cours depuis 2003 d’un traité d’amitié franco-algérien, par lequel les Algériens espéraient obtenir une déclaration de repentance de la France pour tous les crimes  qu’elle aurait commis au détriment du peuple algérien de 1830 à 1962, ce qui fit échouer la négociation du traité[23].

Mais au delà de ce constat d’échec, il faut néanmoins observer que la France a effectivement adopté depuis 2001 une politique mémorielle favorable aux revendications des « harkis », et qu’elle dépasse les clivages partisans, comme le prouvent sa continuation depuis 2012 par le président Hollande, et les positions que nous avons rapportées de l’association « Harkis et droits de l’homme ». 

Au contraire, les associations de rapatriés d’Algérie n’ont pas obtenu cette reconnaissance, et ne bénéficient pas de ce consensus. Sous la présidence de Nicolas Sarkozy, l’adjonction de la liste de 61 victimes civiles de la fusillade du 26 mars 1962 à Alger sur le mémorial du Quai Branly le 5 décembre 2009, puis celle de 1585 noms de civils disparus le 28 février 2012, ont provoqué une très forte opposition d’organisations de gauche refusant d’admettre « le détournement du mémorial » parce qu’elles ne supportent pas de voir honorer la mémoire de partisans de l’OAS. De même, le massacre du 5 juillet 1962 à Oran, dont l’enquête de Jean-Jacques Jordi a fait savoir en 2011 qu’il avait fait près de 700 victimes, et que le gouvernement français était informé de ce bilan depuis 1963, n’a intéressé que ceux qui ne se contentaient pas de l’expliquer comme une juste réponse des Algériens au terrorisme de l’OAS[24]. De même, l’inauguration le 25 novembre 2007 à Perpignan par les cercles algérianistes d’un mémorial privé en l’honneur de plus de 3000 Français d’Algérie enlevés après le 19 mars 1962, parmi lesquels près de 1700 n’ont pas été retrouvés vivants, a provoqué la farouche opposition de nombreuses organisations de gauche, alors que celles-ci commémorent depuis des années, avec le soutien de la mairie de Paris et du gouvernement actuel, les victimes algériennes de la répression de la manifestation du 17 octobre 1961.

Tous ces faits nous conduisent à des conclusions claires et nettes. La cause des harkis est aujourd’hui réhabilitée, tout au moins en France, parce que son identification globale à l’OAS a perdu toute vraisemblance. Celle des « pieds-noirs » ne l’est pas, parce qu’elle reste identifiée à la dite OAS, et que la guerre civile franco-française de 1961-1962 n’est toujours pas terminée dans les esprits.

Pr Guy Pervillé

2013

Texte de l'intervention faite au Colloque  : Les Harkis, des mémoires à l'histoire, organisé par la FMGACMT les 29 et 30 septembre 2013.

 

[1] Voir sur mon site : « Note de lecture : un ouvrage collectif sur les harkis » (2009) http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=240, et « Rappel global des problèmes des « harkis » et de léeurs descendants » (2010) http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=292.

[2] En voici quelques-uns relevés sur internet : www.harkis.com/ (=AJIR), ;www.harki.net/ ((= Harkis et droits de l’homme) ; www.monharki.fr/ ; www.harkisetverite.info/ ; www.harkisetpouvoirs publics.fr/, www.harkis-idf.com/ ;  etc.

[3] Nordine Boulhaïs, Histoire des harkis du Nord de la France,  Paris, L’Harmattan, 2005, 300 p.

[4] Michel Roux, Les harkis, les oubliés de l’histoire, 1954-1991. Paris, La Découverte, 1991, 420 p.

[5] Boussad Azni, Harkis, crime d’Etat, généalogie d’un abandon, Paris, Ramsay, 2002, p. 165.

[6] Un des plus anciens est le bulletin « Le clin d’œil » de Ahmed Kaberseli.

[7] Fatima Besnaci-Lancou et Gilles Manceron (s. dir.), Les harkis dans la colonisation et ses suites. Préface de Jean Lacouture. Paris, Les éditions de l’atelier, 2008, 224 p. illustrées, avec chronologie et bibliographie détaillées.

[8] Ibid., p. 8.

[9] « La comparaison avec la collaboration en France n’est pas pertinente », ibid. pp. 93-95.

[10] « Effacer les séquelles de la guerre d’Algérie », ibid., pp. 201-204.

[11] « Pour qu’une juste place soit rendue aux harkis », ibid., pp. 191-192.

[12] On remarque notamment dans ces deux publications successives les articles du jeune historien Abderahmen Moumen, : dans la première (2008),  « Du camp de transit à la cité d’accueil de Saint-Maurice-l’Ardoise, 1962-1976 », pp. 131-145”, et dans la seconde (2010),  « La notion d’abandon des harkis par les autorités française », pp.47-62 ; « Les massacres de harkis lors de l’indépendance de l’Algérie », pp. 63-77, et « Les lieux de mémoire du groupe social « harkis » : inventaire, enjeux et évolution », pp. 135-146.

[13] Les Temps modernes n° 666,  nov.déc. 2011, “Harkis 1962-2012, les mythes et les faits”, 320 p.

[14] Fatima Besnaci-Lancou, Fille de harkis. Le bouleversant témoignage d’une enfant de la guerre d’Algérie, préface de Jean Daniel et de Jean Lacouture, Paris, Editions de l’atelier, 2003, pp. 120-121.

[15] « Introduction. En finir avec toutes les légendes », pp. 13-32. Sous-titre « Un point aveugle de la société algérienne », pp. 23-24.

[16] Dans mon compte rendu déjà cité : « Note de lecture : un ouvrage collectif sur les harkis » (2009) http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=240,

[17] Voir mon compte rendu déjà cité : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=240.

[18] Ibid., et « In memoriam, Charles-Robert Ageron (1923-2008) », http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=226

[19] Message de Maurice Faivre, cité à la fin de ma note de lecture : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=240.

[20] Voir ma communication sur « Robert Boulin, secrétaire d’Etat aux rapatriés, 24 août 1961-11 septembre 1962 », dans le colloque Robert Boulin, itinéraires d’un gaulliste, Bruxelles et Berne, Peter Lang, 2011, pp. 129-142.

[21] Voir ma communication : « Connaître les accords d’Evian : les textes, les interprétations et els conséquences » (2003), sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=30, et sa récente mise à jour : « Les accords et le cessez-le-feu d’Evian ont-ils mis fin à la guerre d’Algérie ? » (2013), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=309.

[22] Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie,  Paris,  L’Harmattan,  2001, 400 p.

[23] Voir notamment sur mon site : « La revendication algérienne de repentance de la France » (2004), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=22.

[24] Voir sur mon site le compte rendu détaillé du livre de Jean-Jacques Jordi : «Un silence d’Etat, les disparus civils européens de la guerre d’Algérie »,  Paris, Editions SOTECA 2011, 200 p. http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=265.

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